Nous vous proposons, avec bien sûr l’accord de son autrice, l’article suivant de Christelle Dumas, Professeure d’Economie à l’Université de Fribourg, publié en mai 2015 dans le numéro 52 du magazine Variances, et dont nous avons estimé qu’il n’avait rien perdu de son actualité.

L’environnement économique des pays dits « en développement » diffère grandement de celui des pays riches. Si l’on se concentre sur le lieu des échanges entre les individus, le « marché », on s’aperçoit notamment que son fonctionnement est souvent « imparfait ». On regroupe sous le terme d’imperfections de marché l’ensemble des mécanismes qui éloignent les marchés de la situation de concurrence pure et parfaite, traitée par les économistes comme point de référence. Les imperfections de marché sont-elles plus importantes dans les pays pauvres que dans les pays industrialisés ? Quelles en sont les conséquences en termes de développement ?


Des imperfections de marché plus importantes dans les pays pauvres

Il est difficile de comparer des niveaux d’imperfections entre les pays industrialisés et les pays pauvres, car dans une certaine mesure leur nature diffère. Néanmoins, les travaux de Stiglitz, Weiss ou Akerlof, du début des années 1970, ont mis en évidence comment les asymétries d’information limitent les échanges sur les marchés. Les applications de ces concepts ont été nombreuses, en économie du travail, de la finance, de l’assurance, et ces asymétries d’information existent aussi bien dans les pays industrialisés que dans les pays pauvres. Il restera à évaluer dans lequel de ces contextes elles grèvent le plus le fonctionnement des marchés. Avant de s’y atteler, mentionnons immédiatement une autre déviation de la situation de concurrence pure et parfaite qui existe principalement dans les pays développés : les réglementations et les taxations. De ce point de vue, les marchés informels des pays pauvres, qui se soustraient aux taxations et aux régulations diverses, s’approchent plus de la situation de concurrence.

Mais revenons aux asymétries d’information. Le point-clé à comprendre est que l’asymétrie d’information n’existe que dans un environnement risqué. S’il n’y a pas d’aléa, les résultats sont parfaitement observés et les actions des agents peuvent en être inférées. A contrario, plus l’environnement est soumis aux aléas, plus il est difficile d’observer les actions des agents. Prenons un exemple. Je suis propriétaire terrien et je souhaite embaucher un travailleur. Bien sûr, je ne veux le payer que s’il effectue le travail correctement. Mais les aléas sont nombreux : les sécheresses, les insectes et d’autres fléaux peuvent sensiblement réduire la récolte. Comment décider du paiement à effectuer à mon employé agricole ? A-t-il réellement fait tout ce qui était possible pour limiter les pertes ? L’ampleur des variations de productivité et des variations de revenu est immensément plus grande dans les pays en développement. Des asymétries d’information similaires entre deux agents sur un marché conduisent donc à des réductions plus fortes des échanges dans les pays en développement puisque l’environnement y est plus risqué. Les imperfections de marché, liées aux asymétries d’information, sont plus importantes dans les pays pauvres.

D’autres facteurs vont encore venir aggraver cela, et les imperfections sur les différents marchés se renforcent l’une l’autre. Prenons de nouveau un exemple. Le marché de la terre est imparfait en ce sens que les droits de propriété sont souvent mal établis : les ménages ne disposent généralement pas de titre pour leur propriété. Le marché du crédit est tout aussi imparfait : on observe un grand nombre de ménages qui souhaiteraient emprunter mais à qui la banque refuse un prêt. Le fait que les ménages aient des actifs fonciers à fournir comme garantie contre un emprunt mais que cette propriété ne puisse être établie par un cadastre limite encore un peu plus les échanges acceptables par l’ensemble des parties sur le marché du crédit. Les imperfections entre marchés tendent donc à se renforcer dans ce contexte. On le voit en filigrane : il n’est pas ici question uniquement de marchés. Les marchés, fussent-ils concurrentiels, ne sont pas auto-suffisants. Il faut des institutions pour les soutenir. Dans les pays en développement, l’absence, la lenteur, le coût ou la corruption du système judiciaire, entre autres, font que tout contrat est difficile à faire respecter. Finalement, en sus des problèmes d’asymétrie d’information, mentionnons que les milieux ruraux fonctionnent très largement en vase clos, avec peu de différenciation de cultures, ce qui a pour conséquence que les besoins agricoles sont synchrones. Par conséquent, les ménages agricoles qui souhaiteraient embaucher de la main d’oeuvre peinent à en trouver.

Quelles conséquences sur le développement ?

Retenons donc que nombre de marchés sont imparfaits dans les pays en développement et que ces imperfections sont plus importantes que dans les pays industrialisés. Quelles conséquences cela peut-il avoir sur le développement des pays pauvres ? Nous pouvons reprendre l’exemple de notre propriétaire terrien qui souhaite embaucher de la main d’œuvre mais qui anticipe qu’il sera confronté aux problèmes d’asymétries d’information. Il sait qu’il devra supporter un coût de supervision élevé s’il veut s’assurer que son employé fait effectivement la tâche pour laquelle il a été embauché. Il doit donc arbitrer entre ce coût (dit « de transaction ») et les gains à déléguer la tâche, c’est-à-dire les gains à l’échange sur un marché qui, ici, est le marché du travail. Bien sûr, les gains dépendent de la différence entre le rendement de l’emploi et le salaire qui doit être payé. Si les coûts de transaction sont faibles, l’employeur a quasiment toujours intérêt à passer par le marché pour effectuer une tâche profitable et donc à déléguer. Si au contraire les coûts de transaction sont élevés, le propriétaire terrien préfèrera plus souvent s’acquitter lui-même de la tâche plutôt que d’embaucher un travailleur. Dans ce cas, on peut considérer qu’il reste en autarcie, là où, si les marchés avaient été parfaits, il aurait eu recours à ces marchés. Les coûts de transaction sur les marchés absorbent donc une partie des gains à l’échange, échanges qui sont le fondement même de l’économie, et a priori du développement. L’autarcie et l’absence de spécialisation qui en découlent ne peuvent que freiner le développement. Néanmoins, il ne s’agit là que d’un des multiples mécanismes en jeu et il est important d’une part d’évaluer dans quelle mesure c’est effectivement un mécanisme limitant et d’autre part d’identifier sur quels marchés les coûts de transaction sont les plus élevés.

Les effets de la microfinance

En effet, les dernières décennies ont vu un engouement pour la microfinance[1] , dont l’objet était de permettre aux populations pauvres d’accéder au marché du crédit. Rappelons les faits : dans les années 1970, Muhammad Yunus, aujourd’hui prix Nobel, fonde la Grameen Bank, au Bangladesh, avec l’objectif de prêter aux individus pauvres à des taux d’intérêt bien plus faibles que ce à quoi ils ont usuellement accès auprès des usuriers locaux. Les imperfections du marché du crédit résultent en effet en un rationnement du crédit des ménages les plus pauvres. L’essai est concluant : les ménages pauvres empruntent et… remboursent. À la suite de ces premières tentatives, des milliers d’ONG s’engouffrent dans l’activité qui consiste à lever des fonds pour les prêter aux plus pauvres. L’accent est donc mis sur les problèmes d’imperfections du marché du crédit, plus que sur tout autre marché. À mon sens, ceci provient très largement de la perception que la pauvreté est un facteur-clé du non-développement. En effet : parce que les ménages sont pauvres, ils ne peuvent pas investir dans les opportunités rentables qui s’offrent à eux, ce qui les empêche d’augmenter leur revenu. Offrir un accès au marché du crédit devrait, en théorie du moins, briser ce cercle vicieux. L’expansion des services financiers auprès des ménages pauvres a donc pour objet d’augmenter leur champ des possibles. Mais il n’est pas clair que ce soit nécessairement la façon la plus efficace de le faire. Les évaluations des programmes de microfinance sont de plus en plus nombreuses à conclure à un effet au mieux modéré, au pire délétère de ceux-ci. Ceci semble largement dû au fait que même si les ménages ont amélioré leur accès au crédit, cela ne garantit pas qu’ils aient des opportunités d’emploi de ces fonds supplémentaires. Plus précisément, les rares occurrences d’effets positifs de tels programmes sont concentrées sur les ménages qui ont déjà une activité d’entrepreneur. Ces ménages ont déjà identifié des activités lucratives et leur fournir des financements à un coût plus faible leur permet d’augmenter leur marge et donc leurs revenus. Pour la grande majorité des autres, un meilleur accès au crédit se conclut bien souvent par une utilisation de ce crédit à des fins de consommation. Dans ce cas, les effets sont essentiellement négatifs puisque sans source de revenu supplémentaire, le ménage ne peut que souscrire un nouvel emprunt ou réduire drastiquement sa consommation au moment du remboursement. Ceci ne résout en rien le problème de la pauvreté et au niveau agrégé celui du développement. Les interventions sur le marché du crédit ont donc été essayées et n’apparaissent finalement pas comme la solution miracle qu’elles prétendaient être.

Sous-développement et travail des enfants

Il est donc temps de revenir à une réflexion sur d’autres modes possibles d’intervention et sur les rôles respectifs des différents marchés. Dans mes travaux de recherche, je m’intéresse tout particulièrement au travail des enfants. Bien que n’étant qu’une face des problèmes de sous-développement, le travail des enfants en est un aspect assez représentatif. En effet, il est largement perçu comme dû à la pauvreté. Il est aussi susceptible de favoriser la persistance de la pauvreté puisque les enfants qui travaillent obtiennent en moyenne moins d’éducation que les autres et font donc partie, à l’âge adulte, des couches les plus pauvres de la population. On peut donc se demander quelles en sont les causes et quelle intervention permettrait de réduire le travail des enfants. Avant d’aller plus loin, rappelons quelques faits. L’immense majorité du travail des enfants se situe en Asie et en Afrique. En Afrique, un enfant sur trois travaille. En Asie, un enfant sur six travaille. Surtout, 70 % de ces enfants travaillent au sein de leur propre famille sur une exploitation agricole, loin de toute réglementation ou de tout contrôle possible sur les conditions dans lesquelles ils sont employés. Il est tout à fait possible que ces activités physiques aient des conséquences néfastes non seulement en termes d’éducation mais aussi en termes de santé.

Dans ce contexte, reprenons les différents éléments d’imperfections de marchés discutés précédemment. Tout d’abord, il est clair que la pauvreté est un élément important du paysage. Le recours au travail des enfants est largement motivé par le souhait de compléter un revenu insuffisant. Néanmoins, pour ce faire, il faut trouver à employer les enfants. De fait, on observe très peu d’emploi d’enfants à l’extérieur de la famille ; les enfants sont pratiquement cantonnés, et c’est heureux, à travailler au sein de leur ménage. Bien sûr, il existe des entreprises internationales qui emploient des enfants dans des conditions indécentes et qui font régulièrement les gros titres des journaux, mais ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg du travail des enfants. Par conséquent, un ménage qui veut faire travailler ses enfants doit trouver à les employer au sein de la famille et doit donc avoir des actifs agricoles sur lesquels les employer. Les enfants sont bien souvent responsables du bétail et contribuent aussi à l’exploitation des parcelles. En pratique, les ménages qui font travailler leurs enfants ne sont pas les plus pauvres des pauvres mais bien ceux qui ont quelque moyen de subsistance. Il faut donc relativiser l’idée que la pauvreté est la cause essentielle du travail des enfants. Elle en fait plus le lit qu’elle n’en est la cause directe. Dans ce contexte, l’accès au marché du crédit peut permettre de limiter le recours au travail des enfants. Imaginons par exemple qu’un ménage ait en temps normal suffisamment de revenus pour éviter de faire travailler ses enfants. Si, à une date donnée, ce ménage subit une perte de revenus, il peut ne pas avoir d’autre choix que de les mettre au travail, sauf à pouvoir emprunter pour lisser sa consommation. Un meilleur accès au crédit peut donc limiter le recours au travail des enfants. On voit en effet sur des données tanzaniennes que lorsque les précipitations se raréfient, les revenus chutent, le recours au travail des enfants augmente mais seulement si les ménages n’ont pas accès à des sources de crédit. Ceci dit, ce marché du crédit n’aidera les ménages à ne pas utiliser la main d’œuvre enfantine que si, en temps normal, le ménage est suffisamment riche pour s’en passer.

Interrogeons-nous maintenant sur le rôle que peut jouer le marché du travail dans ce contexte. En présence d’imperfections sur le marché du travail et donc en présence de forts coûts de transaction, les ménages ont intérêt à fonctionner en autarcie et donc à exploiter le temps de travail des enfants. En effet, la supervision nécessaire pour un travailleur du ménage est moindre que pour un travailleur extérieur car il a tout intérêt à bien effectuer la tâche. Ceci a des conséquences fâcheuses : une augmentation de la productivité se traduit certes par une augmentation de revenu mais aussi par une augmentation des incitations à travailler (tout comme une augmentation de salaire incite à une hausse du temps de travail). En l’occurrence, une hausse de productivité peut induire une augmentation du temps de travail des enfants. C’est de nouveau confirmé par les données : lorsque les précipitations sont plus importantes et alors même que les revenus des ménages sont plus élevés, les ménages mettent davantage leurs enfants à contribution. Plus précisément, ils le font d’autant plus qu’ils n’ont pas accès à un marché du travail actif. Les imperfections du marché du travail ont donc des effets négatifs sur l’usage du temps des enfants, mais ce n’est qu’un exemple de telles conséquences négatives.

Revenons enfin sur le rôle relatif des différents marchés dans l’usage du travail des enfants. Le marché du crédit ne limite le recours à la main d’œuvre enfantine qu’en présence de chocs de revenus sur un niveau de revenu de base qui permet au ménage de survivre même en l’absence de contribution de ses individus les plus jeunes. Le marché du crédit, même sérieusement amélioré par diverses interventions ne permet au mieux que d’emprunter sur de courtes périodes. Par comparaison, une amélioration du marché du travail permettrait de sensiblement changer le contexte : les ménages, même en l’absence de chocs, pourraient substituer du travail extérieur au travail des enfants. Il s’agit donc là, en matière de développement, d’un outil plus puissant. Il nous reste à inventer une révolution du marché du travail de même ampleur que celle que fut la révolution de la microfinance.


[1] NDLR : Voir le dossier de Variances 40 consacré à ce sujet

Christelle Dumas
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