La pandémie va laisser les grandes économies du monde dans une situation de dette publique terriblement aggravée. Voici un domaine parmi beaucoup où les responsables publics doivent assez vite penser à « l’après » : quelles politiques publiques devront être adoptés face à des taux d’endettement qui risquent de dépasser 130 % pour la France et les États-Unis, et s’approcher des 160 % pour l’Italie ? Les économistes divergent sur le degré de gravité d’une telle situation –déjà rencontrée dans l’histoire, notamment aux termes des guerres militaires – mais s’accordent à penser qu’il s’agit là d’un territoire très mal exploré, où l’on ne s’aventure qu’avec précaution.

On tente ici une classification de la boîte à outils à disposition du politique. Pour ce faire, on use d’une formule très simple tirée des premiers chapitres de tout manuel de finances publiques. En effet, le ratio dette publique / PIB évolue au numérateur comme le fait la dette, c’est-à-dire au rythme du taux d’intérêt acquitté par l’État, au dénominateur comme le fait l’assiette des dépenses et des impôts, à savoir le PIB. Autrement dit, ce ratio progresse comme r – g, où r est le taux d’intérêt, g le taux de croissance de l’économie.

Si l’on multiplie ce terme r – g par le poids de la dette publique dans le PIB en début de période, soit d, on obtient, en points de PIB, ce qu’est le besoin de trésorerie de l’État pour honorer cette dette. Si l’État veut en garder constante la part, il doit être capable de financer ce besoin de trésorerie sur ses ressources propres, c’est-à-dire sur sa marge d’autofinancement résultant du solde budgétaire (avant frais financiers, dit encore solde primaire). Appelant s le solde primaire de l’État, on obtient donc la fameuse formule qui laisse inchangé le poids de la dette publique dans le PIB :

s=d \times ( r -g  ).

Si s est supérieur au membre de droite, le poids de la dette dans le PIB ira décroissant ; et croissant dans le cas inverse.

L’élégance de cette formule tient à ce qu’elle suffit, avec ces quatre seuls paramètres, à énoncer de façon exhaustive les moyens à disposition pour gérer le poids de la dette. Certains s’adressent à g, d’autres à r, ou à s, ou enfin à d, sachant toutefois qu’ils interagissent de façon complexe, ce qui est l’objet de la théorie macroéconomique. Prenons-les dans cet ordre.

Piloter le taux de croissance g

Si g augmente, la contrainte financière de l’État s’allège. À solde budgétaire et à taux d’intérêt donnés, la capacité spontanée à rembourser la dette s’accroît. Malheureusement, la croissance se laisse mal piloter et la capacité d’offre d’une économie est plutôt affaire de long terme : politique de l’éducation, de la recherche, de l’organisation industrielle, de stimulation de l’investissement, etc. Ce n’est pas un instrument de court terme, et c’est de plus un instrument qui mobilise des ressources budgétaires importantes : il y a une sorte de courbe en J à tolérer sur le déficit public qu’on creuse aujourd’hui pour en tirer des recettes demain. Dans « l’avant » du coronavirus, il était déjà difficile, alors que l’endettement public était très élevé, de vendre ces projets, à la fois politiquement et financièrement sur les marchés internationaux de la dette. Qu’en sera-t-il dans « l’après » ?

Piloter le taux d’intérêt r 

C’est plutôt la banque centrale qui est sollicitée ici par l’action qu’elle peut avoir sur les taux courts en politique monétaire classique, sur l’ensemble de la courbe des taux en politique monétaire non conventionnelle. Baissant les taux de rémunération de l’épargne, l’État se finance à moindres frais et profite de cet oxygène pour gérer comme il l’entend les trois autres paramètres, dont la réduction de la dette. On donne à cette politique le nom de « répression financière », qui est une sorte d’impôt sur le secteur privé. Les États ont massivement utilisé une telle arme après le choc financier de 2008. L’histoire économique récente indique que les banques centrales ont fait baisser en moyenne leurs taux courts de quatre points face aux récessions qu’elles combattaient. Cette marge a disparu alors que s’annonce un choc récessif d’une ampleur bien plus grande. Ceci explique la nervosité présente des banquiers centraux qui renvoient l’État et sa politique budgétaire à leurs responsabilités.

On attend prioritairement d’une telle politique qu’elle stimule la dépense privée, notamment l’investissement. Également, sans trop le claironner, qu’elle joue à faire baisser le taux de la devise et ainsi, par compétitivité externe plus favorable, grappiller de la croissance sur le dos de l’étranger. C’est probablement ce canal qui a principalement permis que la croissance de la zone euro suite à la récession de 2008, n’ait pas été plus anémique qu’observée : la balance commerciale de la zone n’a jamais connu des performances aussi bonnes, même si elles n’ont pas été, loin de là, équitablement réparties entre les pays.

On était pris de doute, avant le Corona-choc, sur la pertinence d’une politique durable de taux bas : son effet positif sur la dépense privée commençait à être contesté, dès lors que l’épargnant pouvait répondre à une baisse du rendement par un surcroit d’épargne plutôt que par une hausse de ses dépenses, conduisant, selon l’enchainement keynésien, à une baisse du revenu national. Beaucoup parlaient ainsi d’un excès d’épargne au niveau mondial.

Si l’excès d’épargne est avéré, il pourra se rendre utile après le Corona-choc devant les énormes besoins de financement des États qu’il va provoquer. Or, point positif si l’on peut en trouver, il y aura probablement plus d’épargne, du moins ponctuellement. En effet, les restrictions sanitaires empêchent les ménages de consommer, alors que les filets de sécurité sociale, du moins en Europe, maintiennent un certain flux de revenu. On aura, par simple hausse du taux d’épargne, une progression des patrimoines financiers d’une partie de la population, qui ira s’immobiliser en emprunts d’État.

L’inflation est une autre façon de piloter le paramètre r

Il y avait une fausse ingénuité chez les banquiers centraux quand ils baissaient leurs taux courts et ouvraient massivement le canal du crédit suite au choc de 2008. Sans le dire, ils n’excluaient pas qu’un tel assouplissement monétaire aille accroitre l’inflation, de sorte que le paramètre r, cette fois-ci en termes réels, irait baisser. Certains proposaient même d’être explicites et d’annoncer que la norme d’inflation des grandes banques centrales n’était plus de 2 % mais passait par exemple à 4 %.

En effet, la dette publique a l’avantage, du point de vue poursuivi ici, d’être fixée en termes nominaux sans indexation sur l’inflation. L’inflation a été historiquement – témoin l’après-Seconde Guerre mondiale – un moyen majeur et efficace de réduire le poids des créanciers vis-à-vis des débiteurs, alors que les historiens ont plutôt retenu que les difficultés économiques de l’Europe après la Guerre de 14 sont venues en partie du refus, par la France et la Grande-Bretagne, d’utiliser l’impôt inflationniste sur leurs épargnants. L’Allemagne de l’entre-deux guerres s’est quant à elle fortement désendettée en raison d’une poussée d’hyper-inflation et de la remise majeure de dette que les anciens Alliés lui ont octroyée un an avant l’arrivée des Nazis au pouvoir. Elle a ainsi éliminé le fardeau venu de ses dépenses de guerre et des indemnités imposées par Versailles. Un double cadeau dans les mains chanceuses de Hitler.

Pourra-t-on user de cela dans la situation présente ? La formule ci-dessus donne les limites de cette politique. Car si la dette existante est bien fixée dans ses termes nominaux, la dette nouvelle sera émise à un taux qui prendra en compte l’inflation. En clair, y aura-t-il ajustement immédiat des taux nominaux à l’inflation, laissant inchangé le terme r  – g de la formule ? Cela n’a pas été le cas lors de l’après-guerre, et à nouveau dans les années 70, où l’on a vu des taux réels fortement négatifs. Mais c’était dans un contexte de marchés financiers étroitement bordés, en Europe du moins, et où le crédit bancaire était très dominant – et très contrôlé – dans le financement de l’économie. Avec des marchés financiers ouverts, et ayant acquis une place majeure dans le financement des économies, l’ajustement sera beaucoup plus rapide. Le Corona-choc, si l’on devait tolérer une inflation plus haute, devra-t-il s’accompagner non seulement d’une « répression financière », mais d’une « répression des marchés financiers » ?

Et encore faut-il que l’inflation réponde. La réalité de la sortie de crise de 2008 est que, malgré l’énorme progression de l’offre de monnaie des banques centrales, l’inflation est restée obstinément muette. Le Corona-choc est d’une nature particulière : il implique certes une restriction de l’offre des entreprises, propice à des hausses de prix ; mais il limite tout autant la demande privée, ce qui joue en sens inverse. Quel en sera la résultante inflationniste ?

Piloter le solde budgétaire s

Réduire les dépenses publiques : voici maintenant la gestion de la dette par l’austérité budgétaire. Il sera cependant délicat de brider les dépenses budgétaires une fois le choc passé, au moment où il importera prioritairement de sortir l’économie du sommeil artificiel que le Covid-19 lui aura imposé.

Augmenter les impôts, c’est faire le pari que leur hausse ne va pas affecter les chances du rebond. Une austérité transversale, baissant les dépenses et relevant les impôts là où c’est le plus facile politiquement, est condamnée à l’échec. L’Italie post-2000 en est l’exemple le plus manifeste : ses efforts budgétaires ont été considérables (son solde primaire est structurellement positif à plus de 2 points de PIB), épuisant le pays et faisant le lit du populisme. Piketty défend l’idée que la décision prise par la Grande-Bretagne de rembourser la dette issue des guerres napoléoniennes « quoi qu’il en coûte » pour satisfaire les intérêts des classes épargnantes a appauvri l’État, limité au minimum ses fonctions non régaliennes, dont l’éducation et la santé, et sur la durée a fait perdre au pays la place première qu’il tenait dans l’ordre des nations. Les paramètres s et g sont positivement reliés à court terme, négativement sur la longue durée.

Il faut donc des impôts qui soient les plus neutres possibles sur les déterminants de la croissance. Tant la théorie de la fiscalité que l’expérience historique indiquent que l’instrument le plus neutre et le plus efficace est un prélèvement forfaitaire unique ou très temporaire sur la richesse privée. Il ne modifie que marginalement les comportements s’il est entendu qu’il s’agit d’une ponction en une fois. C’est ainsi que l’Allemagne a procédé au sortir de 1945, plutôt que de choisir la voie de l’inflation.  Mais, moins connu, la France également, ceci par un impôt de solidarité nationale instauré en août 1945, à des taux pouvant aller jusqu’à 20 % du patrimoine[1].

Enfin, la fiscalité des revenus financiers peut être revue : l’État peut abaisser le coût de sa ressource en accroissant l’impôt sur les revenus obligataires, car c’est bien le taux d’intérêt net d’impôt qui est son coût d’emprunt dans la formule ci-dessus. Agissant ici à la fois sur s et sur r , on retrouverait ici le prélèvement à la source de l’époque des Trente glorieuses. On rappellera sans doute un tel instrument fiscal si les taux d’intérêt devaient à nouveau grimper.

Piloter le niveau d’endettement d 

Une crise de surendettement se règle aussi par réduction discrétionnaire de la dette, que ce soit par défaut pur et simple, ou par monétisation. Dans le premier cas, et à la différence de l’inflation qui n’est rien d’autre qu’un défaut en douceur, c’est le contrat de dette qui est répudié, ou renégocié à la baisse dans le cas de la restructuration. Cela a été le cas pour la dette grecque en 2011, cela a surtout été le cas en 1953 quand l’Allemagne, guerre froide oblige, a bénéficié d’un abandon sur la moitié de sa dette et d’un adoucissement des termes sur l’autre moitié. Dans le second cas, la banque centrale achète la dette publique sur le marché ou bien finance directement le Trésor public par un crédit qu’elle lui accorde[2]. Bien que la banque centrale ne soit rien d’autre qu’un bras de l’État, la transformation purement comptable de la dette financière en une dette monétaire permet de réduire en affichage la dette publique, un affichage dont on espère qu’il trompe les marchés financiers.

On n’envisage pas que les grands États aillent faire défaut suite au Corona-choc même si, rejouant exactement le scénario de 2010, une telle menace est bien réelle au sein de la zone euro. La caractéristique propre de la zone est en effet de disposer d’une banque centrale quasi-fédérale mais sans véritables institutions politiques fédérales : chaque budget national émet sa dette dans une monnaie dont il n’a pas le contrôle, hors de portée de la sphère politique.

S’ajoute à cela l’épineux problème de la répartition de l’effort, dès lors que le coronavirus a eu la malice de frapper principalement les pays les plus endettés de la zone, ouvrant de nouveau l’éternel débat au sein de l’Union entre solidarité et responsabilité, l’aléa moral étant comme toujours le mot étendard pour justifier de son égoïsme.

Bien que mal équipée pour cela, la BCE a introduit progressivement des premiers instruments de mutualisation, notamment par des facilités de crédit ciblées, via le Mécanisme européen de solidarité, dont on pourrait alléger la conditionnalité. Ceci ne réduit pas l’endettement, mais permet juste qu’on puisse l’accroître à des conditions financières plus favorables. On néglige aussi que ce type de crédit rejette de facto ou de jure la dette ordinaire au rang de dette subordonnée, dont le coût va dès lors s’accroître, un défaut dont on pense qu’il affecte pareillement les Corona-bonds[3].

Il est donc préférable que la solidarité prenne la forme de transfert de patrimoine entre États de l’Union. Ce serait le cas par exemple d’un fonds de solidarité, comme le prône le gouvernement néerlandais, abondé discrétionnairement par qui veut, mais qui aurait le défaut de s’assimiler à une œuvre de charité quelque peu humiliante pour les bénéficiaires. Un autre mécanisme serait d’exonérer pendant un temps certains pays de leur contribution de 1 % de leur PIB au budget européen[4].

Du côté monétaire, on pense à une neutralisation de la dette acquise au cours des programmes de quantitative easing. Deux modalités alors : la dette est continuellement rachetée par la banque centrale, qui « roule » sa position au fur et à mesure que les emprunts rachetés viennent à échéance ; ou bien la dette déjà acquise est tout simplement annulée.

La première solution ne diminue pas le ratio de dette publique, encore qu’on pourrait soutenir qu’il ne s’agit que d’une façade comptable : les États continueraient à en acquitter le service, mais les intérêts payés leur reviendraient budgétairement via l’impôt sur les bénéfices et la captation de dividendes sur la banque centrale. La seconde solution a l’avantage de réduire les taux d’endettement, mais a pour conséquence de faire apparaître une perte à proportion dans les comptes de la banque centrale. De par les statuts de la BCE, il faudrait alors que les États la recapitalisent même si, d’un point de vue économique, la notion de fonds propres est assez évanescente s’agissant d’une banque centrale : chez elle, les fonds propres ne sont rien d’autre que le droit légal de créer monnaie sans limite, tant que son crédit propre n’est pas menacé.

Cet instrument est difficile à manier dans le cadre de la zone euro puisque, faute de mécanismes fédéraux suffisants, il ne règle pas en soi la question de la répartition de l’effort entre les pays de la zone soulevée précédemment, qu’on ne peut éternellement cacher par une ingénierie de banque centrale, alors qu’elle est fondamentalement d’ordre politique.

Conclusion 

La jolie équation du haut n’accorde pas hélas beaucoup de degré de liberté. Bouger dans le bon sens un des quatre paramètres provoque des effets de retour sur les trois autres. Au-delà de la classification qu’elle permet, elle semble toutefois enseigner que les deux voies les plus fécondes, en tout cas celles que l’expérience historique a vues à l’œuvre, résident dans le remboursement massif de dette via un impôt forfaitaire sur les patrimoines et/ou dans une monétisation massive de la dette, en espérant que le cycle qui sera déclenché en matière d’inflation pourra être maîtrisé par la suite. La guerre sanitaire d’aujourd’hui restera peut-être dans l’histoire économique comme le retour des formules déjà éprouvées au sortir des guerres militaires.


[1] Piketty en fait l’analyse dans « Capital et idéologie », Seuil, 2019, p. 511. C’est sur cette base que Landais, Saez et Zucman plaide aujourd’hui pour une taxe progressive et temporaire sur le patrimoine. Voir « A progressive European wealth tax to fund the European », Vox-Eu, 3 avril 20.

[2] Il y a un peu d’hypocrisie à cet égard à penser qu’un rachat de dette publique sur le marché secondaire n’est qu’un service de liquidité que rend la banque centrale aux marchés financiers, qui diffèrerait radicalement d’un achat en direct au moment de l’émission par l’État, ce qui serait, horreur !, de la monétisation. C’est pourtant ce qu’affirme le tout nouveau gouverneur de la Bank of England dans le Financial Times du 6 avril : « Bank of England is not doing ‘monetary financing’ ».

[3] On retrouve ici le théorème de Modigliani-Miller appliqué à la finance publique. Tant qu’il n’y a pas « recapitalisation », c’est-à-dire baisse du levier d’endettement, la structuration différente de la dette en laisse inchangé le coût agrégé.

[4] Voir par exemple la proposition de Daniel Gros, « Corona transfers instead of Coronabonds », Vox-EU, 5 avril 20.