Elisabeth Andreoletti-Cheng est aujourd’hui responsable des relations entreprises et des stages à l’ENSAE Paris, après avoir été responsable pédagogique à l’Ecole des Affaires Internationales de Sciences Po et conseillère pédagogique à l’ENA en charge de la formation continue de hauts fonctionnaires français et internationaux. Son parcours professionnel l’amène à accompagner des étudiant.es en formation initiale et des cadres de haut niveau dans leur réflexion sur le projet professionnel et le développement des compétences. Pour variances, elle interroge la place que les ingénieur.es donnent aux soft skills.

Si les soft skills (compétences humaines et relationnelles) sont devenues incontournables lors du recrutement et un atout à valoriser chez les candidat.es à l’emploi, qu’en est-il pour les élèves ingénieur.es et les ingénieur.es en activité ? Quelle est l’importance que chacun.e leur accorde et les soft skills sont-elles considérées à leur juste valeur ?

Avant de répondre à ces interrogations, posons-nous un instant pour essayer de mieux comprendre d’une part ces fameuses « compétences humaines » et d’autre part les relations que les ingénieur.es entretiennent avec elles.

Savoir valoriser ce que l’on est

Si Pablo Picasso disait :  « Le métier, c’est ce qui ne s’apprend pas », nous pourrions dire que les compétences humaines ne s’apprennent pas non plus ! En effet, est-il possible d’apprendre à avoir de l’audace, le sens du partage, de l’engagement, de l’esprit d’innovation ou même de l’empathie ? Cela parait difficile en soi. Il serait plus raisonnable de dire qu’il est possible de les identifier et de comprendre leur importance, notamment lorsqu’on les situe dans un environnement professionnel. Mes nombreux échanges avec des chargé.es de recrutement laissent apparaître que près de 90% des recrutements se font avec une importance accordée aux fameuses compétences humaines et relationnelles au moins égale à celle donnée aux compétences techniques et scientifiques.

En effet, la réussite d’un projet, quel qu’il soit, demandera aux équipes en charge de sa réalisation de savoir utiliser leur capacité d’adaptation et de résolution de problèmes complexes, leur pensée critique et la pertinence de leur vision, leur autonomie et leur capacité de prise de risques et d’initiatives, leur rapidité d’exécution sans oublier, toutes les capacités relationnelles et communicationnelles des acteurs du projet, leur écoute respectueuse de l’autre au sein de l’équipe dans laquelle chacun.e saura se dépasser et s’inspirer mutuellement. Autant de soft skills essentielles à repérer lorsqu’un recrutement ou une promotion sont en jeu.

Ainsi, les responsables de ressources humaines déclarent désormais à qui veut l’entendre que ce qui fait la différence dans la phase finale du recrutement n’est ni le diplôme ni la description technique des tâches réalisées lors d’expériences professionnelles passées, mais bien ce que le candidat aura manifesté comme engagement, esprit d’innovation, valeur de partage, ou encore qualité d’expression ou esprit d’équipe. Et d’ajouter que ces qualités attendues devront être citées et bien évidemment illustrées par des situations professionnelles ou personnelles permettant de valoriser la personnalité du ou de la candidat.e.

Les soft skills au sens large mêleraient donc, a priori, des qualités humaines, des compétences relationnelles et beaucoup d’éléments dits de personnalité.

Cela oblige chacun.e à réaliser un vrai travail d’introspection pour mieux se connaître : savoir lister ses compétences techniques, académiques, – les hard skills – mais aussi, et surtout, savoir dire et montrer qui l’on est, quelles sont les soft skills dont on peut se prévaloir. En un mot, apprendre à articuler et à valoriser « savoir-faire » et « savoir-être » grâce au « faire-savoir » indispensable et travaillé en amont.

Les compétences humaines, relationnelles, communicationnelles, clefs d’un monde en perpétuelle ré-invention.

Ce rappel fait, deux questions se posent :

  • Les ingénieur.es peuvent-ils prendre conscience de l’importance de ces « compétences » quand les classes préparatoires et leur formation en écoles d’ingénieur.es ont tant valorisé la connaissance et la maîtrise scientifique ?
  • Leur esprit cartésien leur permet-il d’être prêts à mettre en avant cette part d’eux-mêmes qui n’est ni quantifiable ni calculable ?

La réponse me semble évidente : en tout état de cause, ils y sont poussés par l’évolution du monde professionnel et ne doivent pas considérer cette part d’eux-mêmes comme accessoire voire inutile aussi bien dans la phase de recrutement qu’au cours de leur carrière ! Toutes et tous se doivent, – et y prendront plaisir, c’est certain -, d’y accorder de l’importance. Lors d’une phase de recrutement et dans le cadre d’une activité professionnelle, il s’agit désormais de valoriser non seulement un parcours académique cohérent et des expériences professionnelles valorisantes mais également des centres d’intérêt, des passions, des engagements pour montrer « des talents cachés » et la réalité de son « être ».

L’écrivain Joseph Conrad disait : « Je n’aime pas le travail, nul ne l’aime ; mais j’aime ce qui est dans le travail l’occasion de se découvrir soi-même ». Peut-être est-ce là une indication à prendre en compte dans la phase de réflexion que les élèves ingénieur.es ont à faire avant de rentrer dans la vie professionnelle ou encore que les ingénieur.es en activité peuvent considérer comme un leitmotiv.

Mais cela n’est pas évident à prendre en compte et encore moins à mettre en œuvre. Les étudiant.es me posent souvent la question : « en quoi ce que je suis intérieurement ou ce qui me passionne va intéresser l’entreprise, voire conditionner mon recrutement ? ». Ils expriment ainsi leur impression d’avoir à jouer un jeu teinté d’une certaine hypocrisie, une obligation « d’avoir à enjoliver leur parcours » pour répondre à des attentes qu’ils jugent superficielles et subjectives de la part des chargé.es de recrutement.

La réponse à cette interpellation des étudiant.es est apportée par nombre d’ingénieur.es en activité avec qui j’ai échangé, qui ont pris conscience qu’ils et elles étaient considéré.es non seulement comme des expert.es, mais que leur évolution dans l’entreprise, la qualité des contacts avec leurs clients, leurs collaborateurs, leur hiérarchie étaient d’autant plus facilitées qu’ils et elles avaient su/pu compter sur leurs soft skills.

Ces ingénieur.es insistent également sur la nécessité d’avoir développé des compétences de communication qui apparaissent indispensables, notamment lorsque l’expertise scientifique se met au service et doit pouvoir être comprise par d’autres acteurs de l’entreprise tels que les services RH, la relation clients/fournisseurs, la communication, etc. Ce qui revient à insister à nouveau sur l’importance de la capacité à « faire-savoir », parfois trop minorée par les tenants de l’expertise académique.

En complément de ces questionnements chez les étudiant.es et de ces prises de conscience de la part des plus seniors, il est indispensable de comprendre que si l’environnement socio-économique dans lequel vont évoluer les ingénieur.es sollicite des compétences relationnelles, il en sera de même lorsqu’une forte culture d’entreprise va solliciter la résilience de ses collaborateurs ou encore leur esprit d’entreprendre, par exemple. Dans le cadre d’une recherche d’emploi ou d’une démarche d’orientation professionnelle, ces aspects soft skills peuvent faire toute la différence pour l’entreprise qui recrute et recherche certains types de profils, mais aussi pour les candidat.es qui choisissent de prioriser l’esprit et les valeurs de l’entreprise qu’ils ambitionnent de rejoindre.

Les soft skills, une formidable opportunité pour toutes et tous.

Finalement, les entreprises recrutent désormais non seulement une excellente expertise scientifique et technique mais également le futur membre d’une équipe, un.e partenaire, un collaborateur, une collaboratrice et cela, c’est beaucoup plus qu’un CV ou qu’un diplôme ! Les jeunes ingénieur.es, de leur côté, se posent la question de leur « utilité » dans la société, insistent sur leur besoin d’adhésion aux valeurs de l’entreprise, et sur leur désir d’accorder du temps à leur vie personnelle. Face à ces évolutions, peut-être faut-il se poser la question de savoir si cela rend le recrutement plus complexe ou, au contraire, l’exercice plus transparent et « vrai » ? Finalement, la place prise par les soft skills dans les recrutements et dans la vie professionnelle n’apparait-elle pas comme une formidable opportunité pour toutes et tous ?

Ainsi les soft skills élargissent le champ des possibles en termes de carrière et d’évolution professionnelle pour les ingénieur.es, et d’opportunités de développement et de valorisation pour le monde socio-économique dans son ensemble.  Le parcours académique et la carrière peuvent être valorisés et valorisables via le prisme de l’expertise scientifique/technique mais également à l’aide des valeurs et des compétences relationnelles et humaines. L’impact de ces nouvelles attentes lors des recrutements est donc à mettre en lien avec le souhait ou la volonté plus ou moins assumée par un nombre croissant d’ingénieur.es d’un équilibre vie professionnelle/vie personnelle.

Il faut également associer ces démarches nouvelles avec un marché du travail en évolution rapide dans lequel les besoins en expertise sont mouvants, et où, à un rythme soutenu, de nouveaux métiers émergent, liés notamment aux enjeux climatiques, économiques, sociétaux, etc. C’est alors l’agilité personnelle plus que les acquis académiques – si vite obsolètes – qui permettront à chacun.e de réussir dans le monde d’aujourd’hui en perpétuelles évolution et ré-invention.

Enfin, preuve s’il en est, dans ce paysage socio-économique complexe, il est intéressant de souligner que les ingénieur.es se tournent de plus en plus vers l’entrepreneuriat qui permet à chacun.e de valoriser son expertise scientifique en déployant  ses valeurs personnelles pour la réussite de son projet.

 

Pour conclure, de la place privilégiée que me donne ma position au cœur de la convergence des attentes des instituts de formation, des futur.es ingénieur.es et des départements RH des entreprises, il me semble qu’il appartient désormais

  • aux établissements d’enseignements d’accompagner les élèves ingénieur.es non seulement dans l’acquisition de compétences scientifiques mais également dans leur connaissance de soi et de ce qu’ils souhaitent pour eux-mêmes et, ainsi, de les rendre capables de valoriser cela lors de la phase de recrutement et de la poursuite de leur carrière *.
  • aux chargé.es de recrutement de mettre en place les conditions de valorisation des compétences relationnelles pour leurs collaborateurs et collaboratrices ; et aux entreprises de développer une communication en toute transparence sur leurs valeurs et leur positionnement dans le contexte socio-économique qui est le leur.
  • aux ingénieur.es en cours de scolarité ou expérimenté.es de prendre le temps de se pencher sur leurs propres envies, de hiérarchiser leurs besoins de reconnaissance personnelle et professionnelle pour assumer leurs choix de carrière et de vie en toute connaissance de cause et en toute transparence. Steve Jobs disait : « Ayez le courage de suivre votre cœur et votre intuition. L’un et l’autre savent ce que vous voulez réellement devenir. Le reste est secondaire.». Apple existerait-il si Steve Jobs avait pensé différemment ?

 

Mots-clefs : soft skills – hard skills – recrutement – ressources humaines – ENSAE Paris


* A l’ENSAE Paris, la mise en place de modules obligatoires de sensibilisation aux soft skills répond à cet objectif. Ils traitent de « la construction de son projet professionnel », « développer son leadership », « savoir se présenter », « travailler en équipe », « savoir communiquer à l’oral »…

Elisabeth Andreoletti-Cheng