Lorsque l’association américaine des actuaires non-vie fut créée en 1914, rien ne la prédisposait à devenir le cœur de réflexion sur le risque automobile ; elle venait répondre à un besoin né des lois récemment passées dans les différents Etats pour la mise en place d’un système obligatoire de prévoyance, dans le respect des principes, certes un peu flous, de tarifs adéquats, raisonnables mais surtout « non inéquitablement discriminants ». Cette dernière injonction, avancée pour la première fois par le régulateur texan en 1909, vise à assurer que deux risques similaires paient la même prime ; on s’était en effet rendu compte que, dans la couverture incendie, les gros industriels parvenaient à négocier des tarifs beaucoup plus avantageux que les petits commerçants, pour des risques considérés comme très voisins.

La prévoyance répond elle aussi à un besoin d’équité. Dans les sociétés occidentales se mettent en place des systèmes de protection qui affirment la solidarité de tous les travailleurs face à l’accident du travail. Perçu comme fait social des sociétés en voie d’industrialisation et la rançon du progrès, l’accident crée une solidarité, une communauté de destin face à l’aléa qui peut frapper n’importe qui. Les Etats-Unis sont de ce point de vue à la traîne, ce qui présente un avantage : pour créer leur modèle, les actuaires américains disposent d’exemples européens, vieux d’une bonne quinzaine d’années. Dans les premiers débats de l’association, les actuaires hésitent sur la classification à mettre en place : faut-il utiliser la table de 1500 professions issue des derniers recensements, ou faut-il créer des classes plus larges, certes moins homogènes mais statistiquement plus fiables ? Le débat est vite tranché en faveur de la deuxième option : « que chaque consommateur paie sa part exacte du total n’est ni possible en pratique ni réellement important. Le but premier est que le coût des accidents soit distribué sur la communauté dans son ensemble ». La solidarité est donc large entre des risques qui peuvent être très divers mais que l’on renonce à mesurer avec précision. Le seul bémol, mais il est de taille : il faut que les assureurs jouent le jeu. La tarification à la moyenne n’est solide que pour autant qu’aucun ne cherche à attirer à lui les meilleurs risques, laissant aux autres un portefeuille pour lequel la moyenne précédente ne suffit plus.

C’est dans ce contexte qu’apparaît la nécessité d’une assurance responsabilité civile automobile : à l’instar des accidents du travail au début du siècle, les accidents de la route apparaissent dès les années 20 comme le nouveau fléau social. La mortalité passe en effet de 4 par million en 1906 à près de 94 par million en moins de 20 ans, et les experts s’alarment. L’assurance devient obligatoire dès le début des années 20 pour les transports publics puis, en 1927, pour la totalité des conducteurs dans le Massachusetts, pratique élargie par la suite aux autres Etats. Mais, à la différence des produits de prévoyance, il n’existe aucun modèle duquel s’inspirer en la matière : avec leurs dix millions de véhicules en 1920, les Etats-Unis sont les pionniers du risque automobile… et de sa tarification.

Temps 1, 1920-1980 : l’équité comme solidarité de la classe d’équivalence

Les premières classifications sont très grossières : le territoire (afin de différencier les zones urbaines fort exposées des zones rurales qui le sont beaucoup moins), la puissance du moteur et son usage. Mais dès la fin des années 20, ces paramètres sont perçus comme non satisfaisants ; quid de ceux qui conduisent en état d’ébriété ? Quid du fait que, pour une même classe d’usage certains conduisent énormément et d’autres très peu ? Ne faut-il pas un tarif préférentiel pour les agriculteurs et … les prêtres (l’histoire ne dit pas, ni les débats, pourquoi les prêtres plus que les autres méritaient un traitement à part) ? On parle beaucoup dans les années 30 d’une segmentation en fonction de paramètres du conducteur ; l’âge notamment est évoqué, ainsi que l’historique de sinistres.  Mais ce type de modulation a priori est-il équitable ? La réponse est donnée dans un débat de 1939 : pour autant que la classification est posée a priori et que tous les membres d’une classe obtiennent le même tarif, ce dernier est réputé « non inéquitablement discriminant ». Ou plutôt, la classification devient le gage d’une « discrimination équitable », affirmant d’une part l’homogénéité, donc la solidarité au sein de chaque classe, mais ouvrant d’autre part la voie à une segmentation croissante poussée par la concurrence.

Il faut aussi noter que la collecte de données est laborieuse et exige la parcimonie. On se sert de cartes perforées qui, même physiquement, imposent une limite au nombre de variables.  Il faut donc choisir, ou parfois combiner les réponses pour gagner de la place ; ainsi l’âge du conducteur (plus ou moins de 25 ans) est combiné au kilométrage (plus ou moins de 7500 miles par an) jusque dans les années 50. La guerre retarde cependant la mise en place de ces nouvelles tables ; pendant un temps, le nombre de tickets de rationnement d’essence devient le seul paramètre d’importance.

Mais à partir de 1950, la croissance du marché de l’assurance automobile et surtout la concurrence imposent une segmentation incessante, rendue possible par les progrès techniques de collecte et de traitement des données. Dans les années 50, c’est le jeune conducteur qui est sur la sellette : marié ou non, avec ou sans enfants, étudiant ou non, homme ou femme, etc. La segmentation n’arrête plus de s’affiner, suivant le principe devenu classique de la « discrimination équitable ». Une étude de 1960 montre d’ailleurs que malgré toute leur sophistication, les systèmes en place n’expliquent encore que 50 % de la variance, ce qui laisse une marge importante pour la segmentation à venir, notamment le bonus-malus qui se généralise dans les années 60. On a complètement perdu de vue l’équité d’une répartition des sinistres sur la communauté dans son ensemble, remarque pourtant un actuaire senior…

Temps 2, depuis 1980 : l’équité d’un ajustement au risque individuel

Dans les années 70, plusieurs recours collectifs contre les classifications sont déposés auprès du juge américain qui font étonnamment écho à la récente décision du juge européen dans la directive unisexe : ni l’âge ni le sexe d’une personne ne déterminent la qualité de sa conduite. La classification n’est donc jamais « équitablement discriminante ». Les actuaires ripostent avec un article demeuré célèbre, présenté par Michael Walters à l’association en 1981, et visant à poser les « standards » d’une classification. L’article est en fait très ambigu : Walters confirme d’une part l’équité de la pratique de classification puisque les groupes ainsi constitués sont statistiquement significatifs ; mais il admet d’autre part que l’homogénéité de chaque classe doit être constamment validée et affinée. Surtout, il distingue l’équité comme solidarité de groupes hétérogènes entre lesquels des transferts croisés sont admissibles, de l’équité actuarielle qui vise à éliminer de tels transferts. L’équité comme solidarité n’est pas (plus ?) du ressort de l’assurance mais de l’Etat providence.

Par la suite, de nombreux articles paraissent pour soutenir cette distinction entre assurance et welfare et les deux formes de solidarité qui les sous-tendent respectivement. L’assurance et l’équité actuarielle visent ainsi à présent à ajuster la prime autant que possible au risque exact de l’individu spécifique, la solidarité se limitant à une solidarité dite probabiliste entre risques identiques. La segmentation n’est plus affaire de concurrence, mais d’équité et de savoir.

Ce basculement semble aujourd’hui exacerbé par les avancées du big data qui met à disposition des actuaires et des data scientists un volume inégalé de données individuelles. Ces données et les nouveaux modèles qui les accompagnent visent non plus à mettre en évidence des régularités sur des groupes posés comme homogènes, mais à personnaliser les produits et donc, du moins en théorie, à réaliser cet ajustement au risque individuel souhaité par Walters en 1981. En parallèle, le juge européen semble aussi désavouer le savoir statistique lorsqu’il affirme : « l’interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe faite par le droit de l’Union ne permet pas de tenir compte, pour l’évaluation des risques d’assurance, de différences entre les hommes et les femmes qui ne se présentent que sur le plan statistique ». C’est tout le savoir actuariel, au-delà de la discrimination homme/femme, qui se trouve ici remis en cause.

On dira que l’assurance pratique la segmentation depuis des décennies et qu’il s’agit, somme toute, d’une autre forme de mutualisation. Mais on voit pourtant comment un certain imaginaire de l’équité, celui de la solidarité, est en train de passer de mode  : il ne s’agit plus de communauté de destin mais d’ajustement au risque de chacun, mis à part et distinct de tous les autres. La justice semble devoir laisser la place à la justesse d’un calcul, aveugle à ses propres conséquences.


Références

Cet article reprend les grandes lignes d’une étude publiée dans les Working Papers de la chaire PARI : L. Barry, Justice ou justesse? L’équité de l’assurance.

De Witt, G. W., & Van Eeghen, J. (1984). Rate Making and Society’s Sense of Fairness. ASTIN Bulletin, (14:2), 151–164.

Ewald, F. (1986). L’Etat Providence. Grasset.

Frezal, S., & Barry, L. (2019). Fairness in Uncertainty: Some Limits and Misinterpretations of Actuarial Fairness. Journal of Business Ethics.

Walters, M. A. (1981). Risk Classification Standards. Proceedings of the Casualty Actuarial Society, 68, 1–23.

Laurence Barry