Le pétrole et la théorie économique

 La part du pétrole dans l’énergie primaire aux Etats-Unis est passée de 5% en 1900 à 25% en 1930[1]. Cette remarquable expansion a été parmi les facteurs qui ont amené Harold Hotelling, un économiste et statisticien américain, à proposer en 1931 une modélisation mathématique de l’exploitation d’une ressource non-renouvelable afin de répondre aux questions nouvelles qui se présentaient, telles que celles portant sur le niveau de prix optimal de la ressource, l’influence de la structure concurrentielle du marché et la politique publique des concessions[2].

A cette époque, le pétrole n’est pas encore perçu comme une ressource vitale pour la macroéconomie, mais plutôt comme une opportunité limitée dans le temps qu’il convient d’exploiter le mieux possible. C’est probablement pour cette raison que le modèle de Hotelling ne traite pas la question pétrolière comme une question macroéconomique, comme c’est le cas du modèle Dasgupta-Heal-Solow (parfois appelé aussi modèle Dasgupta-Heal-Solow-Stiglitz) dont il sera question plus loin.

A partir de la deuxième guerre mondiale, le pétrole est rapidement devenu la source d’énergie primaire la plus importante. Mais la disponibilité de l’offre mondiale, qui a permis de multiplier les importations américaines de pétrole par 10 en volume entre 1945 et 1970[3], a encouragé les économistes à concevoir l’économie comme étant non contrainte par la limitation des ressources naturelles.

Il faudra attendre les tensions internationales, en particulier en 1973 sur les livraisons du pétrole arabe, pour rappeler que cette ressource peut constituer une contrainte pour la croissance économique et voir apparaître des modèles macroéconomiques pour lesquels le pétrole n’est plus uniquement un secteur microéconomique comme un autre, mais un facteur macroéconomique essentiel dont il faut gérer soigneusement la relation avec les deux autres facteurs : le capital et le travail.

Le modèle Dasgupta-Heal-Solow (DHS) est représentatif de cette tendance. Il a été élaboré séparément par Dasgupta et Heal d’une part et Solow d’autre part, en 1973, l’année du premier choc pétrolier. Il consiste à ajouter le flux de ressources non renouvelables comme troisième facteur de production à la fonction de production agrégée.

La préoccupation de Solow diffère de celle de Dasgupta-Heal. Solow cherche à voir ce que donnerait l’application du critère maxmin proposé par le philosophe John Rawls tentant de délimiter la responsabilité de la génération présente vis-à-vis de celles futures face à la question désormais lancinante de la limitation des ressources non renouvelables essentielles.

Les critères maxmin, somme actualisée, somme non actualisée, valeur-limite et leurs conséquences

Le critère maxmin consiste à choisir la trajectoire qui améliore le bien-être du plus pauvre. Dans ce qui suit, par souci de simplicité en première approche, le nombre d’individus dans la société est supposé être constant d’une date à une autre. A chaque date t , la société est supposé être suffisamment représentée par un seul agent[4], dont le bien-être est modélisé par un réel u_{t} constituant le niveau d’utilité instantanée atteint à la date t . Le temps est discret et l’horizon infini[5]. La variable t parcourt donc N*, de sorte qu’une trajectoire économique possible est représentée par un flux infini d’utilités U=(u_t )_t_\in_ N*. Le critère maxmin s’écrit alors  .

Ce critère est impartial mais non efficace puisqu’il est insensible à l’amélioration de la situation de tout individu autre que le plus pauvre[6]. De plus, il lui est reproché de perpétuer la pauvreté dans le cas où le système démarre avec une génération pauvre. En effet, l’amélioration du sort des générations suivantes demande à la première génération d’investir. Elle devrait donc diminuer sa consommation alors qu’elle est pauvre, chose refusée par le critère maxmin.

Au contraire, la somme actualisée  est efficace, mais pour toute valeur de \rho >0  elle n’est pas impartiale. Plus la valeur de \rho  est élevée, plus ce critère favorise le bien-être des générations proches.

Si on adopte la somme actualisée, il reste à décider de la question épineuse du choix de la valeur de \rho . Il faut immanquablement se poser d’autres questions : Notre effort pour le bien-être des générations futures doit-il être plus important ? La société a-t-elle le droit de se prévaloir d’une préférence pour le présent ? Est-il légitime de faire référence aux rendements des fonds privés pour évaluer des alternatives à portée sociale ou mondiale (comme la préservation de la forêt amazonienne) ?

La réponse à ces questions constitue précisément le but de ceux qui cherchent à comparer plusieurs critères intertemporels, dont la somme actualisée, à la lumière de leurs performances face aux qualités ou axiomes requis, tels que l’impartialité, l’efficacité, l’équité, la constructibilité… C’est la théorie axiomatique du choix intertemporel dont j’ai donné un aperçu des discussions au sujet de la somme actualisée dans la partie 1 du présent article[7].

On verra aussi que pour toute valeur positive du taux d’actualisation, la somme actualisée risque de conduire à considérer comme optimale une trajectoire qui condamne les générations futures à l’extinction alors même qu’il existe une trajectoire viable pour toutes les générations, autrement dit une trajectoire soutenable.

Dans la somme non actualisée, obtenue en prenant \rho = 0 , toutes les générations comptent autant. La somme non actualisée est aussi efficace. Mais bien qu’impartiale et efficace, elle pose des problèmes de constructibilité puisqu’elle ne converge généralement pas si l’horizon est infini. Les travaux de Malinvaud[8], von Weizsäcker[9] ou Ramsey[10], ont proposé différentes méthodes basées sur les sommes partielles ou la restriction du domaine des trajectoires envisageables pour contourner le problème de non convergence.

Enfin, la limite à l’infini du flux d’utilité  constitue aussi un critère impartial. Mais il est généralement rejeté car il ne vérifie ni l’efficacité, étant insensible aux améliorations individuelles, ni la constructibilité, étant calculable uniquement sur les flux d’utilité convergents.

Une condition de soutenabilité non réaliste pour l’actualisation sociale

Pour leur part, Dasgupta-Heal[11] évaluent la trajectoire de cette nouvelle macroéconomie à trois facteurs sous le critère usuel de l’actualisation sociale : la somme actualisée. Leur texte se veut optimiste, soulignant que si la ressource n’est pas essentielle (c’est-à-dire que l’économie peut encore produire même avec un flux de ressources nul), alors l’optimum selon l’actualisation sociale peut être soutenable.

Mais cela constitue le verre à moitié plein ! Si on veut bien regarder le verre à moitié vide, alors, dans le cas où la ressource est essentielle, il s’avère qu’il est nécessaire que la productivité marginale de la ressource tende vers l’infini quand cette dernière sera presque épuisée pour que l’optimum indiqué par la somme actualisée soit soutenable. Cette condition étant peu réaliste (imaginez un monde dont la survie serait tributaire de la productivité infinie du dernier litre de pétrole!), l’actualisation sociale conduirait donc tout bonnement à l’extinction des générations futures, et ceci pour toute valeur du taux d’actualisation.

Avec le critère maxmin, Solow[12] a obtenu une condition moins draconienne pour que l’optimum soit soutenable : l’élasticité de la production par rapport au capital doit être supérieure à celle par rapport à la ressource, afin qu’il soit possible de compenser la diminution de la ressource par l’augmentation du capital.

Le réchauffement climatique : deuxième élan de la recherche de critères intertemporels

L’enthousiasme des économistes pour la question des ressources non renouvelables s’est ensuite un peu tari au cours des années 80 avec le retour à la stabilité de la situation géopolitique et la reprise des débits pétroliers généreux. Jusqu’à ce que Dame Nature exprime son mécontentement avec les premiers signes confirmant le changement climatique.

Des experts de l’ONU ont commencé à tirer la sonnette d’alarme sur ce sujet, à l’instar du rapport Our Common Future en 1987 par la World Commission on Environment and Development[13] ou du Sommet de la Terre des Nations Unies à Rio en 1992. Il s’en suit pour les économistes théoriciens un regain d’intérêt pour la recherche d’alternatives à la somme actualisée, modulant les exigences d’efficacité, d’impartialité et de constructibilité. Deux auteurs paraissent incontournables sur ce sujet: Geir Asheim et Graciela Chichilnisky. Ils proviennent de deux hémisphères différents mais ont en commun le souci d’une meilleure préservation des ressources non renouvelables.

L’intérêt de Chichilnisky pour ce sujet provient de sa participation au début des années 1970 au groupe de réflexion de Bariloche en Argentine qui avait pour objectif de définir les contours d’un modèle pour l’économie mondiale, modèle destiné à donner la réplique au modèle mondial World 3 préparé au MIT à cette époque[14], en mettant en avant une vision plus tiers-mondiste dont les grandes lignes sont présentées dans l’ouvrage Un monde pour tous[15] publié en 1977. En particulier, la vision du groupe de Bariloche comportait des éléments chers aux économistes communistes de l’époque, ou adeptes de la planification économique centralisée, éléments tels que la priorisation des besoins humains de base, ou l’idée que la sous-évaluation des ressources naturelles des pays du Sud conduit à la fois à la pauvreté au Sud et à la surconsommation au Nord, éléments qu’on retrouve dans les premières publications de Chichilnisky[16]. Par la suite, elle s’est montrée active dans des domaines tels que le choix intertemporel, la théorie des préférences et le commerce international, mais aussi en tant que militante influente à l’ONU pour la cause de la soutenabilité économique et enfin, comme entrepreneure en lançant, fidèle à sa cause, une start-up luttant contre le réchauffement climatique : Global Thermostat.

Concernant Asheim, son intérêt s’est porté sur les questions des ressources et le choix intertemporel surtout après le constat du fait que si on tient compte des ressources non renouvelables (modèle DHS), la somme actualisée risque de conduire à l’extinction des générations futures[17]. En plus de cette motivation, les nombreux travaux d’Asheim sur le choix intertemporel se caractérisent par sa préoccupation constante non seulement d’impartialité, mais aussi d’égalité intergénérationnelle, au point de remettre en cause la légitimité des processus d’accumulation où, historiquement, les générations antérieures ont un niveau de bien-être moindre que les générations postérieures.

Les propositions de Asheim et Chichilnisky

A titre d’exemple, voici deux critères intertemporels proposés par ces auteurs: le critère rank-discounted sum de Zuber-Asheim [18] et le critère de Chichilnisky[19].

Le critère rank-discounted sum consiste à ordonner le flux d’utilités \left ( u_1 ; u_2... \right ) par ordre croissant avant d’appliquer une actualisation sur le flux ainsi obtenu. Ce critère, suggéré par Zuber, constitue l’une des justifications normatives du compromis poursuivi par les différents travaux de Asheim entre générations proches et lointaines. De cette manière, ce sont les générations les plus favorisées en terme de niveau d’utilité qui se verront affectées d’une pondération faible, et non les générations les plus éloignées dans le temps. Le taux d’actualisation n’exprimerait plus un biais en faveur des générations proches, mais une aversion pour l’inégalité. La difficulté est que le flux est infini. Une méthode est proposée par Zuber-Asheim pour que le réarrangement des utilités soit malgré tout possible. On ne considère que les utilités inférieures à la limite inférieure du flux, qu’on peut alors classer par ordre croissant. Par exemple, considérons le flux a = \left ( a_t \right ) avec a_1 = -1  , a_2 = -2 et  a_t = 10  pour tout t \geq 3 sauf pour  t = 10 ^n, n \in N*, où a_t = 0a est composé surtout de 10 avec des 0 parsemés épisodiquement. La limite inférieure de a est 0. La première étape de la méthode est d’obtenir à partir de a un flux réarrangé croissant. Le flux réarrangé est a' = \left ( -2; -1; 0 ; 0... \right ) avec a' _t = 0 pour tout t\geq 3[20].

La rank-discounted sum est impartiale et, appliquée au modèle DHS, elle garantit un niveau de consommation non nul pour le long terme. Le défaut de la somme actualisée est résolu et les générations futures sont sauvées ! Mais ce critère opère parfois des classifications peu intuitives[21].

Par exemple, la rank-discounted sum attribue le même classement à a et à a', ce qui transgresse l’efficacité et paraît difficile à accepter puisque a est composé essentiellement de 10 alors que a' est composé essentiellement de 0.

Par ailleurs, il suffit d’une seule génération en difficulté pour brider le processus d’accumulation et ainsi condamner durablement l’économie à la pauvreté. Par exemple, prenons b = (100; 100...), c = (10; 108; 108...) et un taux d’actualisation p = 10%. La valeur du critère pour c est  .Pour b, on obtient  .Ainsi, on choisit b bien que ce que perd la première génération dans c pourrait largement être compensé par ce que gagnent les douze générations suivantes en laissant les générations futures durablement plus riches.

Malgré son impartialité et son bon comportement dans le modèle DHS, la rank-discounted sum n’échappe donc pas au « court-termisme » de la somme actualisée.

Son court-termisme est cependant moins prononcé que celui de la somme actualisée qui fait preuve de ce que Chichilnisky appelle « dictature du présent ». Chichilnisky en donne une définition mathématique formelle dans An axiomatic approach to sustainable development [22]. Dans le même article, Chichilnisky construit un critère qui ne présente ni dictature du présent ni dictature du futur.

Il s’agit de la forme  . Cette forme cherche à combiner l’efficacité de la somme actualisée et le « long termisme » de la limite.

 

Cependant, elle présente deux défauts majeurs. D’une part on peut montrer qu’elle est temporellement inconsistante, c’est-à-dire que le classement des trajectoires peut changer si on change la date de début. D’autre part, elle est incapable de désigner un optimum dans les modèles macroéconomiques de long terme usuels. En effet, on montre que, grâce à la composante  , le critère de Chichilnisky fixe une « destination » finale de l’économie ambitieuse : vers la règle d’or[23], mais la composante « somme actualisée » fait en sorte qu’à chaque date il soit toujours préférable de reporter l’ajustement vers la règle d’or. De sorte qu’en repoussant indéfiniment l’ajustement, on reste sur une trajectoire court-termiste non optimale[24].

Pour conclure, le terrain a été bien défriché depuis Bohm-Bawerk[25]. Mais le débat pour détrôner la somme actualisée reste encore ouvert, ayant recours tant à des ressources éthiques que des outils mathématiques et économiques avancés.

Mots clés : Croissance optimale, Actualisation sociale, Impartialité, Soutenabilité, Ressources non renouvelables


[1] Past, present and future of petroleum, Seth Hejny and James Nielsen, Stanford University, https://web.stanford.edu/class/e297a/Past,%20Present%20and%20Future%20of%20Petroleum.pdf

[2] The economics of exhaustible resources, Journal of Political Economy, Vol. 39, No. 2, pp. 137-175, 1931

[3] Voir note 1

[4] Cela élimine les problèmes de répartition des richesses intra-période. Ces problèmes pourront être ajoutés par la suite

[5] L’hypothèse de l’horizon infini est sommairement justifiée dans la première partie du présent article ( https://variances.eu/?p=3837)

[6] L’efficacité signifie ici la sensibilité du critère à la situation de chaque individu de la société. L’impartialité signifie l’invariance du critère suite à la permutation de deux générations

[7] Pour en savoir plus sur la question du choix du taux d’actualisation, voici quelques documents présentant des vues de partisans de la somme actualisée: https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/dgfip-actes-colloque-29-03-2017-ok.pdf; https://www.persee.fr/doc/rfeco_0769-0479_2005_num_19_4_1560; https://www.persee.fr/doc/rfeco_0769-0479_1993_num_8_3_936; http://www-siepr.stanford.edu/workp/swp97005.pdf

[8] Les croissances optimales, Cahiers du Séminaire d’Econométrie, n°8, 71-100, 1965

[9] Existence of optimal programs of accumulation for an infinite time horizon, Review of Economic Studies, 32: 85‑104, 1965

[10] A Mathematical theory of saving, The Economic Journal, 152, vol 38, 543-559, 1928

[11] The optimal depletion of exhaustible resources, The Review of Economic Studies, vol 41, 123-137, 1974

[12] Growth with exhaustible natural resources:Efficient and optimal growth paths, The Review of Economic Studies, vol 41, 3-28, 1974

[13] http://www.un-documents.net/our-common-future.pdf

[14] https://en.wikipedia.org/wiki/World3

[15] https://chichilnisky.com/books/

[16] Economic development and efficiency criteria in the satisfaction of basic needs, Applied Mathematical Modelling, vol. 1, 1977 ;  Terms of trade and distribution, Journal of Development Economics, 8, 163-192, 1981

[17] Unjust intergenerational allocations, Journal of Economic Theory, 54, 350-371, 1991

[18] Justifying social discounting: The rank-dicounted utilitarian approach, Journal of Economic Theory, DOI:10.1016/j.jet.2011.08.001, 2012

[19] An axiomatic approach to sustainable development, Social Choice and Welfare, 13: 231-257, 1996

[20] Pour plus d’explications sur cette méthode, voir le papier de Asheim-Zuber cité.

[21] Pour plus de détails, voir Strong anonymity and infinite streams de L. Lauwers, Centre d’Etudes Economiques, Université Catholique de Louvain, 2011

[22] Voir note 20

[23] Voir la section Intransigeance of the future de mon article  Translation invariance when utility streams are infinite and unbounded, International Journal of Economic Theory, vol 7, issue 4, 317-329, 2011

[24] Sur ce sujet, voir par exemple Resource conservation across generations in a Ramsey-Chichilnisky model, G.B.Ashiem et I. Ekland, Economic theory, vol 61, issue 4, 611-639, 2016

[25] Auteur présenté dans la première partie ( https://variances.eu/?p=3837)

Mohamed Mabrouk