Premier constat, l’Europe a plutôt bonne presse en Chine, encore aujourd’hui. Les media chinois ne passent pas leur temps à titrer sur « l’Europe va-t-elle nous avaler ? », « l’Europe est-elle une menace pour la Chine ? », « l’Europe est-elle un partenaire fiable ? » ou « récits d’espionnages européens » ;  pas plus qu’ils ne se gargarisent des difficultés de l’Union européenne, du Brexit, de la montée du populisme dans certains pays, ou d’épisodiques tensions entre la France et l’Italie. En Chine, le ton reste modéré lorsqu’on évoque les embarras intra-européens comme pour ne pas en rajouter. Car l’Europe est avant tout le premier partenaire commercial de la Chine et on n’insulte pas son client en le montrant du doigt. Pour l’UE, la Chine est le second partenaire après les Etats-Unis. Elle représentait pour l’UE 20,2 % des  importations de biens en 2017 et 10,5 % des exportations. L’UE et la Chine échangent ainsi chaque jour pour environ 1,5 milliard d’euros de biens.

Des échanges de longue date

Pour les Chinois, comme le montrent les différentes études menées au cours des années récentes par l’Académie des sciences sociales chinoise, l’UE bénéficie plutôt d’une image positive. Sa place en tant que puissance économique et politique est jugée « extrêmement importante » ou « relativement importante » par plus de 80 % des personnes sondées. Mais c’est la culture européenne prise dans son ensemble qui est à la base d’une admiration réelle des Chinois pour notre continent : architecture, religion, littérature, opéras, symphonies, ballets, philosophie et, télévision oblige, le football européen. Au chapitre de l’intérêt pour les informations en provenance de l’Europe, viennent en tête les ressources touristiques (un bon tiers des 125 milliards de dollars de dépenses des touristes chinois à l’étranger atterrit en Europe), suivies par le développement scientifique et technologique, l’environnement, l’éducation, l’unité politique européenne, la politique sociale, etc.

Cette admiration vient de loin. Chacun des grands pays européens peut se targuer d’avoir eu des relations particulières depuis des siècles avec la Chine et entretenu des liens culturels au gré des explorations, des échanges, des guerres ou des concessions. L’Italie peut se réclamer de Marco Polo, et avec la France, de la Compagnie des Jésuites présente en Chine dès 1582. Les Portugais ont bâti Macao qui fait que la Chine participe aujourd’hui à la Communauté des pays lusophones. L’Espagne et la Hollande ont noué des liens via leur occupation de Formose, tout comme la France qui conquit l’Indochine, alors vassale de la Chine. La présence européenne en Chine suite à la guerre de l’Opium au XIXème siècle a fait naître des métropoles comme Hongkong, Shanghai, Tianjin, Wuhan avec un héritage d’urbanisme et de construction très apprécié maintenant que la fièvre obsidionale a disparu avec la fin de la « révolution culturelle » et l’ouverture de la Chine au reste du monde depuis 40 ans.

Comme le dit le philosophe chinois Zhao Tingyang en 2014 dans une lettre à Régis Debray, « la Chine a été beaucoup plus sérieuse dans la réception de la pensée occidentale que l’Occident ne l’a fait dans l’autre sens pour la pensée chinoise» ; ou encore  « l’Europe ou l’Occident font partie désormais de la réalité chinoise,… sont devenus l’une des natures de la Chine». Comme on voit, il n’y a a priori, ni animosité, ni hostilité de la part des Chinois vis-à-vis de l’Europe ou des Européens. Pour autant, l’évolution de la réalité géopolitique, les couacs de la mondialisation et l’état de l’UE depuis quelques années, surtout après la crise financière qui débuta en automne 2007, sont venus bousculer cette vision quelque peu idéalisée des relations sino-européennes par les Chinois.

Des changements profonds depuis une vingtaine d’années

Le premier choc d’incompréhension date de 2008 au moment des Jeux olympiques de Pékin et de l’accueil franchement hostile lors du passage de la flamme olympique dans les capitales européennes. Ce fut un réveil douloureux pour la Chine qui cherche à analyser et à comprendre les motifs de cette soudaine explosion d’hostilité. Elle admet désormais que les relations sino-européennes connaissent depuis des transformations structurelles. Hors la période qui allait de l’établissement des relations diplomatiques formelles entre la CEE et la Chine en 1975 à la glaciation des relations après les événements de Tiananmen en 1989, période où la base de coopération était de toute façon limitée en raison de la guerre froide et de l’absence de mécanisme de coopération, les relations entre l’UE et la Chine connurent une période de lune de miel à partir de 1998 pour entamer la phase d’une croissance économique globale et rapide au début du XXIème siècle. Cela fut symbolisé par le « partenariat stratégique global » signé en 2003, juste avant l’élargissement de l’UE aux pays de l’Est. Or à partir de 2008, les bases plutôt stables sur lesquelles se sont bâties les relations sino-européennes sont touchées par une modification progressive du rapport des forces économiques respectives, par les changements politiques internes et par les facteurs géopolitiques mouvants.

Sur le plan de l’économie, l’Europe fut longtemps l’entité la plus développée du monde, bien devant la Chine, mais la distance qui sépare les deux n’a cessé de se réduire suite au boom chinois tandis que l’UE connaissait une croissance désespérément lente. L’impact de la crise financière de 2008 sur la Chine fut limité alors que l’Europe l’a subi de plein fouet. La crise de la zone Euro en 2009 et l’accession de la Chine à la place de la deuxième puissance économique mondiale en 2012 ont accéléré la transformation du rapport de force entre l’Europe et la Chine. L’économie chinoise ne représentait que 24 % de l’économie de l’UE en 2008, ce rapport est devenu 30 % en 2009, puis 67 % en 2015. En 2013, la Chine est devenue le premier pays du monde pour le commerce international, elle n’est distancée que par l’UE prise dans son ensemble. Ces chiffres méritent bien entendu d’être analysés plus précisément, notamment en comparant la qualité des produits, la consommation énergétique, etc. Ils montrent cependant que la crise de la dette de la zone Euro ou le Brexit ne font qu’accélérer la modification du rapport de forces, dont l’une des conséquences n’est autre que la concurrence accrue entre les deux entités, de même que la nécessité nouvelle d’une concertation renforcée sur la gouvernance économique de la mondialisation.

Sur le plan politique, tandis que la diplomatie chinoise adopte depuis 2009/2010, à l’occasion de la réunion de Copenhague sur le climat et des problèmes de la Mer de Chine méridionale, une posture « assertive », l’Europe a le cœur ailleurs. L’UE doit non seulement s’occuper de la crise de la zone Euro, mais aussi de la crise ukrainienne, des attaques terroristes, du problème des réfugiés et du Brexit. Face à tous ces problèmes qui forcent l’introspection, l’UE paraît en retrait par rapport aux problèmes mondiaux ou régionaux, en contraste avec la Chine qui paraît « expansive ».

Les changements géopolitiques impactent aussi les relations sino-européennes : les Etats-Unis ayant choisi de « pivoter » leur diplomatie et leur politique de défense vers le Pacifique, et surtout depuis l’avènement de l’administration Trump, la priorité de la diplomatie chinoise se trouve accaparée par la nécessité de gérer les relations avec Washington en fonction des imprévus, faute de quoi les conséquences seraient incommensurables sur le plan économique et sur le plan de la sécurité. La situation pousse la Chine à renforcer ses liens avec la Russie et à espérer trouver des terrains d’entente avec l’Europe qu’elle considère comme susceptible de subir les mêmes inconvénients venus d’outre-Atlantique. Les concertations sur le changement climatique et sur les problèmes régionaux comme le traité de Vienne sur le nucléaire iranien sont saisies par la Chine comme des occasions de coopération politique avec l’Europe. Elle espère que l’UE et la Chine croient l’une et l’autre au multilatéralisme et que d’éventuelles failles entre l’UE et les Etats-Unis conduiront l’UE à envisager une approche plus coopérative avec la Chine. Ce qui est loin d’être le cas.

Un partenariat compliqué

Officiellement, la Chine cherche à renforcer les liens commerciaux et d’investissements avec l’UE, à accroître la confiance politique réciproque et à bâtir une convergence stratégique sur les problèmes globaux. Force est de constater qu’on en est très loin pour l’instant. Sur le plan du commerce et de l’investissement, l’ambitieux objectif commun fixé en 2013 d’atteindre 1000 milliards de dollars d’échanges en 2020 semble hors de portée, malgré l’accroissement sensible des importations chinoises de produits européens et la réduction du déficit européen. On n’en est plus à une enquête ou à une sur-taxation près de produits chinois accusés de dumping, ce qui fait craindre aux Chinois que l’Europe ne soit gagnée par le protectionnisme. L’UE a refusé de reconnaître le statut de l’économie de marché à la Chine en 2016 comme prévu au moment de l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001. L’Europe renforce le contrôle des investissements chinois tandis qu’on attend toujours une libéralisation du côté chinois pour les investissements étrangers. Cependant, la coopération financière se porte bien : la Chine a soutenu l’Euro et les dettes souveraines en Euro pendant toute la crise et semble continuer à le faire. Elle n’a cessé de renforcer la part en Euro de ses réserves de change. L’Europe a favorisé l’internationalisation du yuan chinois lorsque la Chine l’a poussée. Quant à la confiance politique, les problèmes sur les droits de l’homme et les minorités nationales ou religieuses en Chine, la liberté de la presse et de l’opinion, l’évolution de Hongkong, etc., constituent des pierres d’achoppement entre l’UE, qui brandit ses valeurs morales et la Chine qui l’accuse d’ingérence. Elles ne sont pas près de disparaître. Au contraire, la méfiance se renforce ces derniers temps. L’UE semble suivre les Etats-Unis pour ce qui est des problèmes de la Mer de Chine méridionale, de ceux de la Mer de Chine orientale (le conflit sino-japonais à propos de l’île Diayudao/Senkaku), et enchaîne les mêmes accusations de cyber-espionnage dont l’affaire Huawei constitue la dernière illustration.

La méfiance est telle que même le projet de la nouvelle « Route de la soie » qui se veut, aux yeux des Chinois, une contribution pour sauver la mondialisation en lui faisant prendre un cours continental pour compléter le maritime, est reçu avec méfiance par les chancelleries européennes. Elle est considérée comme une tentative d’expansion chinoise. Les soupçons d’arrière-pensées chinoises sont nombreux et les accusations fusent. Un sommet 16+1 entre la Chine et les pays européens de l’ancien bloc de l’Est ? Une tentative pour diviser l’Europe. Un « âge d’or » entre la Chine et la Grande-Bretagne ? Ils encouragent le Brexit !   On se croirait revenir à une nouvelle guerre froide. L’ensemble des médias dominants de l’Europe ont une tonalité hostile vis-à-vis de Pékin, une unanimité qui n’est pas sans rappeler celle des mêmes médias adorant le maoïsme et la « révolution culturelle » pendant les années 60-70 du siècle dernier, une unanimité questionnable.

Pour le moment, tout cela ne semble pas troubler particulièrement les Chinois, d’autant plus que l’état de l’UE et son avenir renferment de nombreuses incertitudes. Mais si les deux ensembles n’arrivent pas à surmonter cette crise de confiance et à progresser dans la coopération, il est à craindre que les Chinois, après la curiosité, l’admiration et l’envie de séduire l’Europe, ne basculent un jour dans la déception, la désillusion et à leur tour dans la méfiance et l’hostilité. Ce serait quand même dommage d’en arriver à « Je t’aime, moi non plus ».

Jean-Paul Tchang
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