L’enseignement de l’économie en France est relativement récent. Alors qu’il a commencé au Royaume-Uni en 1825 à Oxford, le premier cours d’économie dans l’enseignement supérieur français a été donné à Bordeaux en 1877. Le professeur était Charles Gide. A l’origine professeur de droit, il était loin, de par sa formation et ses préoccupations, des professeurs d’économie des pays anglo-saxons aux antécédents de mathématiciens ou de physiciens. A l’époque où il enseigne, le professeur anglais de référence est Alfred Marshall qui a fait des études de physique et dont les travaux de thermodynamique sont réputés.

Cette différence d’approche vient d’une question initiale que se sont posée les dirigeants français dans les années 1830 quand il a été question d’imiter l’Angleterre et de créer un enseignement d’économie. William Nassau Senior, le premier anglais à enseigner à Oxford, affirmait qu’il avait accepté le poste car il était convaincu que l’économie est scientifique et donc qu’elle avait toute sa place dans une université créée pour former les esprits et non les déformer par de la propagande. En revanche, en France, d’emblée, cette vision de l’économie a été contestée, obligeant la Monarchie de Juillet à limiter ses ambitions en la matière à la création d’une chaire au Collège de France.

Les leçons de Michel Chevalier

En 1848, au moment de la Révolution de Février, le titulaire de cette chaire est Michel Chevalier. Revenant dans sa leçon inaugurale de février 1849 sur l’année qui vient de s’écouler, il affirme que l’économie – qu’il désigne du vocable d’économie politique – est scientifique. Pour lui, les Quarante-huitards ont échoué pour l’avoir ignoré et cru pouvoir développer une analyse et des prescriptions différentes de celles des économistes classiques. Il appelle donc à une systématisation de l’enseignement de « l’économie politique », c’est-à-dire très concrètement des thèses des économistes classiques. Il termine cette leçon inaugurale en déclarant :

« Vous connaissez maintenant la distinction qu’il faut faire entre le progrès qu’admet l’économie politique, qu’elle ne se borne pas à admettre, qu’elle provoque et celui dont sont éprises les doctrines qui se dressent contre elle. Je crois pouvoir dire, après l’exposé que je vous ai présenté que la différence est la même qu’entre la réalité et l’apparence, entre la vérité et la fiction, entre l’histoire et le roman ».

Aujourd’hui, il semble, hélas, que l’on n’ait guère progressé. Certes, on a assisté à un développement spectaculaire de l’enseignement de l’économie qui est devenue une matière à part entière non seulement à l’université mais encore dans les lycées. Mais beaucoup, y compris dans le monde enseignant, pensent et soutiennent que l’économie est largement affaire d’opinion. Certains tirent de ce postulat que leur devoir est d’ouvrir l’esprit de leurs élèves, menacés qu’ils sont, par leur environnement social, d’un endoctrinement favorable aux puissants.

Dans ce contexte, les rapports se multiplient, des commissions se réunissent, souvent sous l’autorité des héritiers de Michel Chevalier, comme naguère Edmond Malinvaud ou Roger Guesnerie ou aujourd’hui Philippe Aghion. Or leurs travaux débouchent sur une épreuve de force entre les défenseurs d’une vision scientifique de l’économie, selon des standards partagés en particulier au niveau international, et les militants de causes plus ou moins politiques affirmant la nécessité du pluralisme de présentation.

Les leçons de Roger Guesnerie

En 2008, la commission présidée par Roger Guesnerie chargée d’auditer les manuels scolaires écrivait :

« L’exigence de laïcité intellectuelle fait l’objet d’une attention variable. Elle est exceptionnellement mais alors inacceptablement absente »

En 2008, simultanément, l’Académie des sciences morales et politiques organisait un jury international pour évaluer les programmes et les manuels de sciences économiques et sociales dans les lycées français. Un des membres de ce jury, Pierre-André Chiappori, en résuma en quelques mots les conclusions :

« On aimerait pouvoir dire que l’élève ne retirera de cet enseignement que peu de bénéfices. Mais même cette conclusion paraît trop optimiste ; il est difficile d’écarter l’hypothèse que cet enseignement, inadapté dans ses principes et biaisé dans la présentation, soit en fait néfaste ».

Dix ans après le rapport Guesnerie, alors que le nombre d’étudiants en sciences économiques ne cesse de reculer (ils étaient 32 000 en 2014/2015 contre 48 000 dix ans auparavant), Philippe Aghion, qui a affirmé le danger de l’inculture économique des Français, se heurte de nouveau dans son entreprise de redéfinition de l’enseignement de l’économie, notamment dans l’enseignement secondaire, à une opposition idéologique forte principalement au sein du corps enseignant.

De cet étrange et sinistre bras de fer on retire l’impression, pour parler comme Kenneth Arrow qui a eu le prix Nobel en 1972, que l’économie souffre de ce qu’elle est une « astronomie tombée aux mains d’astrologues… ». Et ceci est particulièrement vrai dans le monde de l’éducation en France.

Les leçons de Nicolas Gregory Mankiw

Au stade où nous en sommes, je pense que ceux qui veulent donner toute sa pertinence à l’enseignement de l’économie doivent se raccrocher aux travaux et aux conceptions de l’économiste américain Nicolas Grégory Mankiw.

D’abord parce qu’il a écrit le manuel d’économie qui est le plus utilisé au monde et qui sert de référence à la plupart des étudiants de sciences économiques de la planète, à l’instar de ce que fut le manuel de Paul Samuelson dans les années 1960/1970. Ensuite, parce qu’il affirme la scientificité de l’économie et lui donne ainsi sa légitimité. Enfin, parce qu’il associe à cette scientificité une méthode calquée sur celle de la physique et qui rappelle la nécessité pour faire sérieusement de l’économie de maîtriser parfaitement l’outil mathématique. C’est ainsi qu’il écrivait dans un article de 2006, renouvelant probablement sans le savoir les idées de Michel Chevalier :

« Nos collègues du département de physique, de l’autre côté du campus, peuvent trouver saugrenue l’idée que nous considérions que notre travail est très proche du leur. Mais nous sommes capables d’expliquer à qui en douterait et serait prêt à nous écouter que, comme les physiciens, les économistes construisent leurs théories avec la précision que permet l’usage des mathématiques, qu’ils accumulent d’immenses bases de données portant sur les comportements individuels et collectifs et qu’ils utilisent les techniques statistiques les plus sophistiquées pour parvenir à des résultats empiriques exempts d’idéologie ».

Au travers des données statistiques, l’économiste appuie son raisonnement sur l’histoire. En fait, l’histoire est à l’économiste ce que la nature est au physicien : c’est elle qui lui fournit le cadre expérimental lui permettant de vérifier la pertinence de son propos.

Fondamentalement, l’enseignement de l’économie doit consister à appliquer une méthode inspirée de la physique, où la statistique tient lieu d’expérience, afin d’analyser une organisation sociale dont le fonctionnement se résume dans un cadre dont, là encore, NG Mankiw a dessiné les contours. Il s’agit de ce que l’on appelle les « dix principes de Mankiw ». Rappelons-les :

  1. Les individus font face à des arbitrages, à des choix (il n’y a pas de « free lunch »).
  2. Le coût de quelque chose correspond à ce qu’il faut abandonner pour l’obtenir.
  3. Des individus rationnels pensent à la marge.
  4. Les individus répondent aux incitations, c’est-à-dire aux coûts et bénéfices de différentes actions.
  5. Le libre-échange de biens et services peut améliorer la situation de tous.
  6. Les marchés sont généralement un bon mécanisme d’organisation de l’activité économique.
  7. L’action de l’Etat peut être utile dans certaines circonstances.
  8. Le pouvoir d’achat d’un pays dépend de sa capacité à produire des biens et des services.
  9. Les prix augmentent lorsque l’autorité publique imprime trop de monnaie.
  10. A court-terme, il existe un arbitrage entre inflation et chômage (que l’on appelle un arbitrage de Phillips).

C’est en s’appuyant sur ce socle des dix principes de Mankiw et sur un niveau mathématique solide que l’on confortera le développement d’un enseignement de l’économie de qualité, permettant notamment aux élèves/étudiants français d’être reconnus au niveau international et à la France de rester associée aux avancées de la science économique.

Jean-Marc Daniel
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