A chaque période de succession, l’enjeu de gouvernance durable de l’entreprise familiale est régulièrement sous le feu des projecteurs : les tensions personnelles au sein du groupe familial Lacoste, qui ont conduit à un changement de contrôle actionnarial[1], illustrent bien les conséquences concrètes de l’absence de préparation sereine. Nous pouvons également penser aux débats récents sur les incertitudes de l’avenir du groupe Dassault[2], suivi de près par l’Etat et relancé par la nomination attendue de Charles Edelstenne suite au décès de Serge Dassault en mai dernier, ou aux interrogations sur le groupe Bouygues faute de visibilité, Martin Bouygues ayant été reconduit en 2018[3]. La question de la succession revêt donc une importance stratégique pour toute entreprise familiale.

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Anticiper, Echanger, Décider.

Ce triptyque est particulièrement mis à l’épreuve sous l’influence des mutations actuelles – développement de nouveaux modes d’organisation du travail et de nouvelles attentes des collaborateurs,  hyperspécialisation des compétences et problématique afférente de la gestion des interfaces,  apparition de nouvelles obligations de conformité souvent perçues comme des freins au développement, disruptions liées aux nouvelles technologies ou à la responsabilité sociétale et environnementale obligeant chaque entreprise à réinventer son modèle au sein de son propre modèle – la réussite n’est jamais acquise.

Toutes ces tendances rendent encore plus nécessaire le recentrage sur l’être humain et sa faculté d’adaptation et d’innovation, afin de donner du sens à ses actions et permettre de transformer les contraintes en atouts.

Le futur n’étant plus ce qu’il était, la transmission devient alors un véritable défi que ne peut ignorer aucun dirigeant d’entreprise, comment ferait l’orchestre pour changer de partition sans l’accompagnement durable de son chef d’orchestre ?

L’entreprise familiale est une forme d’organisation parmi les plus anciennes et les plus répandues au monde[4]. Elle est reconnue comme celle[5] qui se nourrit de l’idée de réussir à vivre et à se transformer sur plusieurs générations, c’est un précurseur du « développement durable ».

Car, au-delà de la transmission patrimoniale d’une génération d’actionnaires, l’entreprise familiale qui réussit est celle qui sait également prévoir la transmission managériale, des compétences, du savoir-faire et du savoir-être. Mais un tel parcours n’est possible à nos yeux que si l’entreprise a su garder les valeurs fortes qui ont fait sa réussite, tout en voyant les transformations comme des opportunités d’asseoir durablement son empreinte. Finalement ce qui est essentiel dans la transmission, c’est alors la capacité d’adaptation.

Mais comment faire ? Comment transmettre ce qui relève d’un comportement plus que du savoir ? de l’expérience plus que de la connaissance ?

L’originalité des entreprises familiales et de leur transmission

Plusieurs forces sont traditionnellement reconnues aux entreprises familiales : une implication forte des actionnaires/dirigeants résultant d’un mélange entre l’histoire familiale et l’histoire de l’entreprise, le souci de la transmission aux générations futures, l’ancrage territorial et l’attention forte portée à la réputation (la qualité des produits et des relations avec l’environnement – clients, fournisseurs, collaborateurs, communauté, pouvoirs publics etc.- étant primordiale du fait de leur assimilation à l’identité familiale).

Mais si le meilleur atout d’une entreprise familiale est ainsi la famille, son plus gros risque est bien naturellement aussi la famille…

En pratique, la plupart des entreprises familiales ont des difficultés à passer l’étape du fondateur et nombreuses sont celles qui ne survivent pas à la troisième génération actionnariale.

Ce constat peut s’expliquer par diverses raisons. Si certaines sont malheureusement le lot commun de toute activité économique, les entreprises familiales peuvent porter certaines faiblesses structurelles. Il convient alors de porter une attention particulière à :

  • La dimension collective de l’engagement familial : la mise en place de canaux de communication sincères, efficaces et réguliers est indispensable au maintien de l’harmonie familiale, la sensibilisation aux enjeux de communication l’est également pour éviter les étalages intempestifs. D’une manière générale, il convient de préparer et d’accompagner au plus tôt les générations suivantes, notamment par la formation aux fondamentaux de l’entreprise, la définition du plan de succession et l’officialisation de process.
  • La dimension spatiale et temporelle de “l’informel” : si les codes familiaux sont heureusement des codes pouvant encore faire sens, il n’en reste pas moins qu’ils ne peuvent pas tout remplacer et que la mise en place de structures, pratiques et procédures formelles propres à prévenir efficacement la gestion d’éventuels conflits nécessite de la  méthode et du temps de réflexion.
  • La dimension personnelle et son articulation efficace avec les enjeux de l’entreprise : les surcharges émotionnelles sont vécues plus négativement que dans d’autres entreprises[6] et le mélange famille et entreprise peut complexifier la gouvernance et donc son efficacité. Chaque membre de la famille se doit d’être au clair sur sa motivation personnelle et ses compétences avant d’envisager de définir son rôle professionnel[7]. Ce rôle ne peut qu’être en adéquation avec les besoins et réalités de l’entreprise, pour asseoir sa légitimité et avoir un effet attractif pour les collaborateurs non familiaux, afin de pouvoir ainsi conserver les éléments externes les plus pertinents et les meilleurs.

La prise en considération de ces différentes dimensions conduit ainsi naturellement à mettre en place une gouvernance efficiente.

Pour une gouvernance choisie

Traditionnellement, la gouvernance des entreprises familiales se structure sous deux formes distinctes: la gouvernance familiale et la gouvernance d’entreprise.

La gouvernance familiale repose sur la mise en place d’une constitution familiale ou charte familiale (définissant clairement la vision, la mission, les valeurs familiales et les politiques régulant la relation des membres de la famille à l’entreprise) et d’institutions familiales ad hoc (par exemple, assemblée familiale, conseil familial et autres comités familiaux…)

La gouvernance d’entreprise, souvent très allégée à l’étape du Fondateur – dirigeant solitaire -, se voit progressivement dotée de conseil d’administration, conseil de surveillance, comités non décisionnels, sparring partners… dont la mise en place se justifie par différents motifs :  vision extérieure sur la stratégie et le contrôle, ajout de compétences non disponibles au sein de la société, indépendance de la politique d’embauche et de rémunération, introduction d’une dose de médiation entre les membres familiaux, élaboration du plan de succession du directeur général et des autres directeurs – voire, pour les plus audacieux, d’une politique de rémunération transparente, légitime et acceptée par toutes les parties prenantes.

La mise en place d’un cadre de gouvernance  ne doit pas être vécue comme un processus d’alignement sur des standards de marché mais doit être adaptée aux réalités de l’entreprise. Il faut oser prendre la liberté de penser la gouvernance en profondeur : la gouvernance est bien plus qu’une simple problématique de conformité. Une telle approche nécessite une parfaite connaissance du cadre général afin d’être capable d’y apporter les innovations et adaptations nécessaires, spécifiques à chaque entreprise, dans le cadre d’une réflexion stratégique globale sur les valeurs et attentes des actionnaires, dirigeants et autres parties prenantes de l’entreprise, tout en laissant la place nécessaire pour l’autonomie, l’émancipation et la capacité d’adaptation. Il n’y a pas de transmission réussie sans transformation et chaque transmission doit pouvoir réinventer ce qu’elle transmet.

L’éducation au sein des entreprises familiales, doit ainsi à la fois reproduire valeurs, vision et identité, mais aussi laisser libre cours. Cette approche est d’autant plus nécessaire dans un monde où, comme souligné, le futur n’est plus « ce qu’il était », mais où le facteur temps reste une réalité concrète – le temps de la transmission.

A chaque génération, l’impulsion doit venir d’un dirigeant impliqué et exemplaire. A chaque entreprise familiale de le faire éclore. Toutefois, si le dirigeant peut fixer un cadre, il doit aussi accepter que ce qui est transmis peut également lui échapper, car la transmission est affaire de tous. Il faut alors reconnaître le paradoxe de la transmission : la continuité est nécessaire, mais une transmission totale déboucherait sur un progrès impossible. Leçon simple mais paradoxale : la transmission, pour être humaine, doit être imparfaite.

Cette transmission peut alors s’insérer harmonieusement dans le cadre d’une gouvernance choisie. Notre expérience passée nous amène à affirmer que la réelle valeur ajoutée d’une gouvernance dépend tant de la composition, des compétences, du fonctionnement que de la réelle volonté de « jouer » collectif, avec bienveillance mais sans complaisance, auprès d’un dirigeant conscient que l’acceptation de la contradiction est source d’intelligence et d’innovation. En effet, on ne peut pas être d’accord sur tout mais on doit pouvoir parler de tout dans le cadre de sa gouvernance.

Il devient alors possible d’aligner identité et modèle opérationnel, dans un cadre vertueux où les organes de gouvernance, garants des valeurs fortes et du sens de l’entreprise, soutiennent les orientations stratégiques long terme du management qui, à son tour, traduit au quotidien l’identité dans les comportements des équipes opérationnelles porteuses du savoir, savoir-faire et savoir être.


[1] https://www.challenges.fr/entreprise/maus-assure-de-prendre-le-controle-de-lacoste-apres-que-Sophie-a-vendu-ses-parts_234598

[2] www.liberation.fr/france/2018/05/28/dassault-avis-de-turbulences-pour-la-succession_1654881 ; https://www.lesechos.fr/29/05/2018/lesechos.fr/0301734758290_dassault—six-questions-autour-d-une-succession-a-22-milliards.htm

[3] https://www.lesechos.fr/01/09/2016/LesEchos/22267-078-ECH_martin-bouygues-organise-sa-succession-a-son-rythme.htm?texte=succession%20martin%20bouygues

[4] Dans de nombreux pays, les entreprises familiales représentent plus de 70 pour cent de l’ensemble des entreprises. Elles jouent un rôle prépondérant dans la croissance économique et l’emploi, de nombreuses études ayant démontré des performances supérieures à leurs homologues non familiaux.

[5] C’est une entreprise dans laquelle une famille est impliquée, selon trois critères. Elle doit détenir plus de 50 % de l’actionnariat, avoir au moins un de ses membres dans le management, et nourrir l’idée de faire vivre cette entreprise sur plusieurs générations. Ces entreprises appartiennent à l’histoire d’une famille.

[6] Peu d’entreprises sont en effet vraiment déshumanisées au point de gommer toute « surcharge émotionnelle »

[7] Actionnaire ou non, Dirigeant ou non, Salarié ou non…

Juliette d’Aboville et Alain Martel
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