Le vieillissement de la population est une tendance commune à la plupart des pays développés qui a conduit ceux-ci à opérer un certain nombre de réformes de leur système de retraite, afin de limiter la dégradation prévisible de leurs comptes. Depuis 1990, l’Allemagne, l’Autriche, les États-Unis, la France et le Portugal ont tous rendu plus incitatif le jeu des abattements et bonifications pour retraite anticipée ou tardive. Plus récemment, le Royaume-Uni a majoré la bonification pour les salariés qui restent en emploi au-delà de l’âge normal. L’Allemagne, le Danemark et le Royaume-Uni ont relevé à 67 ou 68 ans l’âge de la retraite. Aux Pays-Bas, il est passé de 65 à 67 ans, en Hongrie de 62 à 65 ans (à partir de 2012). La Pologne relèvera l’âge de la retraite à 67 ans (à l’horizon 2020 pour les hommes et 2040 pour les femmes). L’Autriche relève d’un an et demi l’âge de retraite anticipée. L’Espagne a programmé un relèvement de l’âge de la retraite jusqu’à 67 ans d’ici 2027.

En France, les réformes des retraites les plus marquantes sont celles de 1993, 2003, 2010 et 2014. Ces réformes ont joué un rôle dans l’augmentation du taux d’activité des seniors, sans que l’on puisse, pour la plupart d’entre elles, en évaluer les effets de manière stricte, en raison de leur complexité ou de leur progressivité. Cette dernière caractéristique rend en effet difficile de dissocier les effets de la réforme de ceux d’autres phénomènes qui favorisent également le maintien des seniors dans l’emploi : mouvements de fond comme l’augmentation du niveau de qualification, concomitance avec d’autres réformes touchant le marché du travail, etc. Pour établir un lien causal le plus indubitable possible entre la réforme et ses effets supposés, la règle de l’art de l’évaluation suppose un certain nombre de conditions analogues à celles qui prévalent au cours d’une expérience de laboratoire (on parle alors d’« expérience naturelle »). Ces conditions garantissent que l’évaluation n’est pas perturbée par d’autres événements et que l’effet mesuré est bien attribuable à la réforme considérée.

La réforme de 2010 fait exception car les conditions de sa mise en œuvre se rapprochent précisément d’une situation d’« expérience naturelle », au sens des méthodes d’évaluation. D’abord par son caractère rapide, contraignant et non anticipé : elle a augmenté de deux ans l’âge d’ouverture des droits de 60 à 62 ans, à raison de quatre puis cinq mois par an entre les générations 1951 et 1955. L’âge de départ au taux plein sans condition est passé parallèlement de 65 à 67 ans. L’augmentation des âges de la retraite n’est certes pas exempte de toute interaction potentielle avec d’autres dispositifs comme ceux qui permettent un départ anticipé. Le champ de l’étude a en conséquence été restreint de manière à exclure ces situations. Par ailleurs, sur la période étudiée, l’interaction de la réforme de 2010 avec celle de 2014 (qui a programmé une hausse continue de la durée de cotisation jusqu’à 43 ans pour la génération 1973) reste faible pour les générations considérées ici.

La comparaison entre les générations affectées par la réforme et celles qui les ont immédiatement précédées permet d’en apprécier l’effet causal, non seulement sur l’âge de liquidation mais aussi sur les situations d’emploi avant liquidation. Le premier résultat de cette évaluation est le constat que la réforme d’âge a un effet massif de report de l’âge effectif de la retraite. Le graphique suivant le démontre dans le cas des femmes, mais le phénomène est identique pour les hommes.

Graphique – Taux d’activité des femmes en fonction de l’âge et de la cohorte

 

De fait, entre les premières générations concernées par la réforme de 2010 et celles immédiatement antérieures, le taux d’activité à 60 ans a augmenté fortement : de 24 points pour les hommes et de 22 points pour les femmes. Avant la réforme, le taux d’activité à 60 ans était de 32 % pour les hommes et de 43 % pour les femmes. Des résultats allant dans le même sens ont été établis dans d’autres pays (États-Unis, Autriche, Royaume-Uni). Ces résultats sont également proches de ceux obtenus par une évaluation ex-ante faite à l’aide du modèle Destinie1. L’évaluation ex-ante repose sur des hypothèses nécessairement plus fortes de comportement des agents et la convergence des résultats entre les deux approches constitue en quelque sorte une validation de ces hypothèses. Cette même évaluation ex-ante permet, au prix donc d’hypothèses plus fortes, de prolonger l’estimation des effets de la réforme de 2010 au-delà de l’horizon observé. Elle montre qu’à partir de la génération née en 1960, l’effet de la réforme des âges s’atténuera car l’augmentation de la durée (réforme de 2014) rendra la condition de durée plus contraignante pour une majorité de salariés que la contrainte d’âge.

Cette évaluation nous apprend également que la baisse du nombre de personnes en situation de retraite ne s’est pas uniquement traduite par une hausse de l’emploi. Pour la même catégorie de personnes, la probabilité d’occuper un emploi a progressé de 17 points pour les hommes et de 16 points pour les femmes, dont respectivement 3 et 7 points sous forme d’emploi à temps partiel. Mais la probabilité d’être au chômage s’est également accrue : de 7 points pour les hommes et de 6 points pour les femmes. Dans le même temps, l’inactivité hors retraite a légèrement augmenté pour les hommes (+ 3 points).

Ce phénomène de déversement vers d’autres dispositifs des salariés touchés par la réforme a été documenté à l’occasion des réformes d’âge qui se sont produites dans d’autres pays. Duggan et al. (2007) trouvent que la réforme du « National retirement age » aux États-Unis, qui correspond à notre âge de départ au taux plein, a entraîné un accroissement des entrées dans les dispositifs d’invalidité. Dans le cas de la Norvège, Vestad (2013) étudie un élargissement des possibilités de départ anticipé et trouve que deux tiers des bénéficiaires seraient demeurés en emploi si l’élargissement n’avait pas eu lieu. Staubli et Zweimüller (2013) ne trouvent pour leur part pas d’effet significatif sur les dispositifs d’invalidité de l’augmentation de l’âge de retraite anticipé en Autriche. En revanche, ils trouvent un effet important de cette réforme sur le chômage des séniors.

Ce phénomène de déversement est un des éléments d’appréciation que les acteurs des réformes futures auront à considérer.  D’autres mécanismes entrent en jeu, qui renvoient aux fondamentaux structurels de l’économie, notamment la capacité des entreprises à absorber le surcroît de main d’œuvre potentielle générée par la réforme. Cela veut dire que les réformes des retraites, si elles ne visent pas seulement un objectif financier d’équilibrage des systèmes des retraites (déjà louable en soi) mais également d’autres objectifs comme la préservation du pouvoir d’achat, doivent s’inscrire dans un plan de réforme plus global, en lien avec des politiques innovantes de dynamisation du marché du travail et accompagnées par des mesures facilitant la création d’emploi.

 

Pour en savoir plus : Report de l’âge de la retraite et taux d’emploi des séniors : le cas de la réforme des retraites de 2010 de Yves Dubois et Malik Koubi, division Redistribution et politiques sociales, Insee, (https://www.insee.fr/fr/statistiques/2546882)


1 le modèle de microsimulation dynamique Destinie utilisé à l’Insee sert à réaliser des projections à long terme des retraites, d’évaluer l’impact de réformes passées ou de simuler des projets de réformes.

 

Malik Koubi
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