Nous vivons une époque formidable. Alors qu’autrefois le travail était un « dur labeur », partout se multiplient les initiatives en faveur du « bonheur au travail ». Autrefois, les entreprises chronométraient et contrôlaient les actions, aujourd’hui elles « libèrent » leurs salariés ! Les attentes des salariés rencontreraient les besoins des entreprises… Bonheur des salariés, joie des entreprises, heureuse conjonction, voici venue l’heure de l’entreprise « aspirationnelle » ! Ce temps pourrait même être appelé à durer : si l’on en croît les analyses, les entreprises ne font pas cela par grandeur d’âme : la création de valeur dans l’économie contemporaine repose de plus en plus sur la capacité d’innovation, la qualité de service, le sens du détail… Tous ces éléments renvoient moins à la capacité des entreprises à traquer le moindre euro de dépense superflue qu’à l’engagement et au savoir-faire de leurs salariés.

Les entreprises misent sur des salariés « libérés »

Mais si les entreprises s’attachent autant à la « qualité de vie au travail », c’est aussi que sous le délicieux vocable de « risques psycho-sociaux », ces dernières années ont aussi vu une explosion des dépressions, burn-in, burn-out voire suicides. C’est que la poursuite de la productivité ne s’est pas arrêtée pour autant : dans une économie marquée par une concurrence exacerbée, les instruments de pilotage économiques et financiers s’imposent comme des fins en soi. Dans ce constat, ce n’est pas tant les gains de productivité qui sont en cause, que les fins auxquelles ils sont réalisés : au nom de quoi faisons-nous ces efforts ? Pour qui et pour quoi ?

Ces questions peuvent paraître pure philosophie, mais ce serait oublier que la question du travail est devenue centrale : de la loi travail de 2016 à celle qui s’annonce, en passant par la primaire de la gauche et les propositions largement débattues sur le revenu universel, nous ne cessons de nous interroger collectivement sur le rôle du travail dans nos sociétés.

Le travail en quête de sens

Bien sûr, plus de 25 millions de nos concitoyens ont un emploi, 85% de ces emplois sont en CDI, et les 5200 plus grandes entreprises du pays emploient plus de la moitié des salariés … mais le temps « hors-travail » ne cesse de croître. Avant l’entrée dans la vie active (études, galère, etc.), pendant celle-ci (chômage, baisse tendancielle des durées de travail, formation tout au long de la vie, ubérisation des activités, etc.) et après (retraites, espérance de vie, etc.), le temps travaillé le dispute en permanence au temps non-travaillé… Cela n’atténue pas l’importance du travail mais cela change la nature de l’investissement de chacun : il nous faut bien donner un sens au temps qui s’écoule quand nous ne travaillons pas et il nous faut bien aussi trouver du sens aux heures passées à travailler. Pour chacun, les frontières deviennent poreuses et le travail se charge de valeurs dont il pouvait bien se passer auparavant. Si le travail reste structurant au delà des heures travaillées c’est aussi que, dans un monde en profonde transformation où tous les repères sont attaqués, l’entreprise reste une institution collective où peut encore se construire un espace de confiance et d’engagement. L’enquête « Parlons travail » publiée au printemps par la CFDT le montre clairement : 77% des Français aiment leur travail. Les enquêtes d’opinion le confirment : selon l’étude internationale « Edelman Trust barometer », les Français font désormais plus confiance aux entreprises qu’aux hommes politiques pour améliorer leur sort ! Les Français émettent toutefois des réserves : 79 % d’entre eux conditionnent leur confiance à l’engagement du manager à faire progresser la société en général, en exerçant sur elle une influence positive… Or, 46% des salariés français seulement ont confiance dans leur propre entreprise. Ils attendent de leur entreprise qu’elle soit intègre, engagée socialement vis-à-vis de ses collaborateurs, que ses produits soient de qualité, qu’elle protège l’environnement… bref, que son « projet » soit en accord avec les valeurs dont eux-mêmes sont porteurs.

On ne peut donc se plaindre que les entreprises se soucient (fut-ce dans leur seul intérêt) du bien-être de leurs salariés et il se trouve que celles qui le font affichent des réussites spectaculaires. Dans le monde des mutuelles et assurances, le cas de la Maif est exemplaire de cela. Force est toutefois de constater que la culture du « projet d’entreprise » qui s’est développée depuis des années ne parvient pas à résoudre la question décisive de l’engagement « sincère » des salariés dans leur entreprise. Il y a indéniablement une mutation à accomplir pour les dirigeants dans la façon de conduire et construire le développement de leur entreprise.

« Partagez mon projet » ou : les dérives de la participation

Si les salariés restent dubitatifs sur la qualité de l’engagement de leur entreprise et ne lui font majoritairement pas confiance, c’est en partie parce que les pratiques « participatives » dédiées aux salariés restent très souvent au stade de l’habillage : la direction générale définit le projet, les RH en traitent les conséquences pour les salariés et la communication interne habille le tout en mettant plus ou moins de vernis. Ce n’est pas simplement un problème de méthode, c’est un problème de fond : il s’agit de revoir sur quoi porte la concertation, comment elle touche au projet et à son sens. Ce qu’il s’agit de discuter avec les salariés, c’est plus le « pourquoi » que le « comment ». Il ne suffit pas de se dire « entreprise libérée » pour l’être, ni de proposer aux salariés des ateliers de co-working pour qu’ils aient réellement l’impression que leur parole compte. Au contraire : la multiplication des formes de participation ludiques et dérivatives par rapport au cœur du projet de l’entreprise peut abîmer la relation de confiance : « on nous consulte mais c’est pour la forme, ça ne sert à rien », ou bien encore « on nous consulte sur les détails, mais quand ça compte vraiment,on ne vient pas nous voir »… Par « vision partagée » les directions d’entreprise entendent que les salariés doivent partager leur vision, pas l’enrichir, pas l’infléchir, pas peser… Là est le problème… Ecouter les salariés sur les enjeux stratégiques, partir du sens de l’engagement professionnel de chacun pour construire une vision partagée des valeurs portées par l’entreprise, voilà le vrai enjeu !

Le sens d’un travail, le « Pour quoi » est central dans l’engagement pour une entreprise. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est pourtant rarement ce qui est mis en débat depuis que le pilotage stratégique des entreprises est passé « en mode projet ». Si l’on se penche sur la méthode, cet écart devient limpide. Dans toutes les entreprises, les séquences se répètent en effet sur un même rythme : 1- on identifie les défis futurs qui se dressent devant l’entreprise à l’occasion de groupes de travail « prospective 20XX ». 2- un cabinet de conseil élabore en relation étroite avec le DG un « projet » ou un « plan » (Transform, puis Perform, etc) c’est-à-dire une solution permettant de restructurer l’entreprise pour la rendre apte à anticiper et relever ces défis ; 3- un déploiement de communication est organisé pour diffuser la culture associée à ce nouveau projet : c’est le temps des grandes messes et du « partage du projet ». Le dernier mot – horrible – à  la mode pour qualifier ce temps de partage est le « cascading »[1] : pour commencer, la direction générale partage le projet avec le comex pour le tester. Ensuite, le projet est partagé avec le Top 100 ou 200 en exclusivité, puis avec le Top 800 ou 1200 pour préparer son déploiement… Le management « de proximité » est alors convoqué pour le sensibiliser au travail d’appropriation qui devra être mené. Enfin, les salariés peuvent prendre connaissance et faire part de leurs questions. Il peut arriver à ce moment-là qu’il y ait des séances d’ateliers pour que chacun puisse contribuer, sur la base des sujets définis par la direction et le cabinet de conseil, en apportant des idées ou remarques pratiques. Dans ces déroulés savamment agencés, aucun moment n’offre de véritable espace pour discuter de manière ouverte des grandes orientations, valeurs et hypothèses de base du projet : on imagine comment serait reçu un salarié qui, après tout ce travail, prendrait la parole pour formuler une remarque sur le sens général du moment vécu par l’entreprise et son environnement concurrentiel.

Evitez les cascades hiérarchiques : le sens se crée et se partage largement

Chaque nouvelle direction déploie son projet et le partage à son tour avec des équipes de managers qui, elles, n’ont pas changé et ont vécu le précédent projet stratégique à 20 ans réalisé par la précédente direction 3 à 4 ans auparavant et ces managers ont ensuite à faire la « pédagogie du projet » pour des salariés de plus en plus dubitatifs. Au final tout le monde (sauf peut-être le responsable du projet) se demande  « à quoi cela va-t-il servir? ». Et effectivement, on peut leur donner raison : le projet d’entreprise fait office d’exercice formel et n’est jamais évalué sur sa capacité à transformer vraiment la façon de travailler. In fine l’objectif semble être le plan en lui-même ou parfois, plus sournoisement, une façon de faire passer une rationalisation de l’organisation… en aucun cas, on ne compte sur le projet en tant que tel pour mettre en mouvement l’entreprise. Au plus, espère-t-on, « mobiliser les troupes » (avec le constat que, de toutes manières, leur implication, de fait, ne change rien à un projet déjà bouclé…). Il y a, dans ces simulacres de projets partagés, un double malentendu :

  • on fournit du sens aux salariés et managers, on « partage » avec eux un projet que l’on a construit sans eux alors que le sens collectif se trouve précisément dans l’exercice de construction : ce n’est pas tant le projet qu’il s’agit de partager, c’est la construction du projet. C’est dans l’exercice de questionnement que le sens du collectif est éprouvé, beaucoup plus que dans un message aux troupes qui rappelle des pratiques d’un autre temps…
  • on ne peut pas, en même temps, demander de l’innovation, de l’esprit d’initiative, de la prise de risque aux salariés, c’est à dire s’appuyer au quotidien sur leur intelligence stratégique et imaginer qu’ils ne saisiront pas le caractère profondément artificiel de la convention et du projet qui leur seront présentés… Cette pratique est schizophrène pour les salariés et ne peut que désorienter les managers !

Et pourtant, l’intelligence collective, ça paye ! Pleinement mobiliser les salariés suppose toutefois quelques évolutions dans les pratiques. Il y a besoin à la fois de les associer plus et différemment en amont et de profondément changer les codes de communication interne.

Associer les salariés en amont, dès la définition des enjeux stratégiques

Plus associer les salariés, cela signifie les associer plus tôt et plus massivement. Plus tôt, c’est à dire qu’il faut consulter les salariés tout en amont, aller écouter leur diagnostic sur les valeurs et enjeux de l’entreprise et sur la façon dont ils sont bousculés ou confortés par l’évolution du contexte dans lequel évolue l’entreprise .

  • c’est utile car le ressenti de l’ensemble des salariés ou des agents est fondamental pour mesurer qualitativement la disponibilité de l’ensemble du corps social au changement… et souvent les syndicats et le management sont des relais particulièrement biaisés de cette pulsation interne de l’entreprise. Parce qu’ils sont eux-mêmes en crise profonde, ils faussent la vision qu’ils sont censés refléter du corps social sans même avoir la volonté de le faire…
  • c’est également fondamental car c’est la garantie de ne pas oublier de mettre au cœur du projet les valeurs auxquelles les salariés sont attachés… Tout ce qui peut les emmener à considérer que leur parole est utile, qu’elle pèse et que parler est une façon de contribuer à l’avancée du projet de l’entreprise, est une réponse directe au besoin de sens dans son travail que les entreprises doivent aujourd’hui prendre en compte… La liberté de parole, c’est le moteur de l’entreprise.

Il ne s’agit pas de prétendre que les dirigeants ne seraient pas à même d’identifier les bonnes questions et que les salariés connaîtraient mieux l’entreprise, c’est simplement qu’il faut laisser une chance aux salariés de faire eux-mêmes le diagnostic que porte la direction. Assez souvent,  les états des enjeux et des urgences produits par la « base » et par la « direction » sont très convergents : à l’issue d’un travail mené il y a quelques années pour la FNAC, Denis Olivennes  faisait le constat suivant : « le problème que nous avons c’est que vous, les salariés, vous vous intéressez à des sujets qui nous intéressent nous aussi mais nous ne le savons pas, et nous, la direction, on traite de sujets qui vous intéressent mais vous ne le savez pas »… Que le constat sur les enjeux stratégiques pour l’avenir de l’entreprise soit formulé directement par les salariés, avec leurs mots et à partir de leur vision des enjeux prioritaires de l’entreprise change en effet totalement la dynamique d’échange autour des transformations à engager. Cela ouvre des sujets de discussions qui étaient supposés tabous, impossibles à traiter faute d’une vision pertinente par la hiérarchie des urgences que les salariés ont en tête pour l’entreprise dans son ensemble et pas seulement pour eux. Ce que change la parole des salariés, c’est ainsi moins le diagnostic que les chantiers que la démarche autorise légitimement à ouvrir : on est plus enclin à s’engager positivement dans des transformations massives et à être attaché à leur réussite quand on a été pour partie à l’initiative du processus.

Déployer des processus massifs : viser la totalité des salariés !

Modifier le rapport de force interne à l’entreprise autour des enjeux de transformation, cela suppose aussi que ces processus soient vraiment massifs : il ne s’agit pas d’écouter un panel de salariés pour ensuite revenir vers tous les personnels en se prévalant d’une écoute représentative. Les salariés, comme les citoyens au demeurant, ne croient plus à la sincérité de ces démarches. La seule façon de bouger le rapport des salariés au changement de leur entreprise, c’est d’agir directement sur chacun d’eux… et pas au moyen d’internet : les consultations en ligne sont intéressantes mais elles restent dans le domaine de l’opinion. Les études montrent que les débats en ligne confortent des communautés d’idée fermées, c’est un problème en soi dont le monde politique et la vie démocratique pâtissent lourdement. Mais c’est encore plus évident en entreprise dans la mesure où on ne peut dépasser les opinions simplistes sur le rapport aux valeurs, sur la réalité de la liberté ou du contrôle que par de la confrontation au cours de laquelle chacun entend les positions des autres et où la direction peut tenter de dépasser ces contradictions. Pour que les démarches de projet partagées aient une réelle plus value sur la qualité de la relation direction-salariés-managers et qu’elles changent vraiment la disposition d’esprit au sein de l’entreprise, il faut en faire de véritables événements, des moments puissants et marquants dans la vie de l’institution, dont chaque participant pourra se dire qu’il en était. C’est peut-être un niveau d’engagement fort demandé à la direction, mais sinon pourquoi faire un projet « de plus » ?

Miser au long cours sur la confiance, l’indépendance et l’intelligence stratégique des salariés

Un dernier élément à avoir en tête, c’est qu’une fois engagées ces transformations, il n’est plus possible de continuer à communiquer comme avant : la communication interne ne peut plus se comporter comme une antenne des agences de publicité. Les salariés ne croient plus à ces messages, voire ils contribuent à décrédibiliser la direction en la montrant déconnectée de leur réalité. Une communication interne, pour être moderne, doit être la plus « remontante » possible, elle doit être incarnée, sincère et directe. Les outils numériques permettent aujourd’hui un partage large de l’information au sein des entreprises. Ce que les réseaux internes organisent en matière d’outils, de solutions professionnelles ou de groupes de travail, il faut en trouver l’écho dans la communication : blogs partagés, WebTV, etc. Le récit de l’entreprise doit aujourd’hui être porté par les salariés eux-mêmes ! Charge à la communication d’assurer que tout ceci sera intelligemment éditorialisé, mais ce n’est plus à elle de produire le récit. Dans une interview donnée aux Echos, Eric Lombard, alors DG de Générali France, expliquait même que la WebTV de son entreprise lui était utile à lui, directeur général, pour être au courant en direct de l’état d’esprit des salariés et que c’était un des outils de pilotage dont il se servait pour conduire le changement. Des éléments de com’ issus des salariés et utilisés par la direction… le monde à l’envers ? Peut-être par rapport aux canons du XXe siècle mais c’est bel et bien le monde dans lequel nous sommes aujourd’hui !

Beaucoup d’entreprises ont mis « le client au centre ». Moins nombreuses sont celles qui en ont tiré toutes les conséquences internes : on ne peut pas dire « le client au centre », demander un service attentionné et traiter les plus front office des salariés en variables d’ajustement et/ou en robots à qui on demande de suivre des scripts, des procédures. Sur eux reposent l’image de l’entreprise, son agilité, mais aussi le repérage des besoins autant que des détails qui achoppent dans les offres… La moindre tâche peut requérir des compétences qui dépassent largement celles inscrites sur la feuille de poste. C’est une chance pour un pays comme la France dont la population est massivement très qualifiée. C’est aussi une chance pour les entreprises et les dirigeants qui sauront saisir cette attente de repères et de valeurs partagés pour faire une place réelle aux salariés dans la construction de leur projet et l’animation de leur vie interne.


[1] Le cascading, c’est comme l’explication donnée au PCF sur le centralisme démocratique : pour l’expliquer à un nouvel adhérent, Georges Marchais prend un seau d’eau, monte au deuxième étage Place du Colonel Fabien. Il  demande à l’adhérent néophyte de se mettre sous la fenêtre. Là il lui dit, « je vais t ‘expliquer le fonctionnement du centralisme démocratique », il balance la flotte sur le camarade et lui dit « et maintenant, renvoie-moi l’eau »…   

Frédéric Gilli