Pourquoi le digital – qui intrinsèquement crée de la valeur, facilite et améliore grandement l’activité des Ressources Humaines – rencontre de nombreuses difficultés à être introduit et doit faire face à des terrains récalcitrants ?

– quelle est la valeur inhérente et essentielle créée par le digital dans le domaine des Ressources Humaines ?

– quelle démarche laborieuse, demandant forte persévérance, peut représenter son introduction, notamment au sein des cultures réfractaires ?

– quelle est la nature de cette résistance et de quelle façon l’aborder ou la contourner ?

Il apparaît que cette résistance est un attachement à des processus plus humains de discussion et de négociations internes, un des parfums de la culture de l’entreprise. Lorsque la culture est résistante, il faut se limiter à l’essentiel.

 

L’apport du digital dans les RH est indéniable. Il introduit, de manière incomparable, de la rapidité, de la fluidité, de l’ubiquité, de l’immédiateté dans une multitude d’activités et services. Les progrès que le digital engendre sont énormes. Il donne une chance aux RH d’être enfin efficaces.

Et pourtant, introduire le digital en RH est un véritable travail de fourmis. Il est impératif de trouver des partenaires, de solides soutiens, sinon les résistances auxquelles il faudra faire face seront très fortes. Prenons le cas, par exemple, des ingénieurs d’une grande compagnie industrielle qui se sont révélés être de véritables alliés. Très à l’aise avec la technologie, passant leurs journées à interagir avec leurs ordinateurs, ils ont été très enthousiastes et réceptifs à l’introduction du digital à tous les niveaux de l’entreprise. En particulier, dans le domaine des RH où ils préféraient, de loin, pouvoir accéder aux services en ligne, plutôt qu’avoir à interférer avec un membre du personnel en chair et en os.

En revanche, dans une autre grande compagnie internationale, ayant une culture plus permissive et relativement laxiste, l’inverse s’est fait sentir. Les processus étaient présents mais plutôt à titre indicatif et rarement suivis. Les employés, plus indisciplinés, avaient pour habitude de contourner les règles et de manager par exception. Dans un tel environnement, l’introduction du digital n’est pas du tout bienvenue. Les acteurs la perçoivent avant tout comme une contrainte, refusent de s’y soumettre et de la subir. Comme toujours, le management donne le ton, et dans ce cas, comptait parmi ses rangs un grand nombre de réfractaires. 

Cette résistance est normale, naturelle et humaine. Elle est intéressante parce que c’est la résistance d’une communauté humaine à l’introduction d’un changement qui est automatique, rigide et froid.

Créer de la valeur avec le digital

Les avantages du digital RH sont considérables et peuvent s’observer à de nombreux niveaux. De la simple entrée de données, plus rapide et précise, assurant ainsi une bien meilleure qualité d’information, ces avancées technologiques peuvent aussi effectuer la plupart des activités de contrôle, d’analyse d’informations et de signalement des incidents. Les activités de surveillance, par exemple, réalisées en temps réel, peuvent alerter le personnel et mettre en évidence des problèmes de manière beaucoup plus immédiate que ce qui se produit habituellement lors de contrôles périodiques.

Peuvent s’ajouter à ces besoins les demandes administratives provenant du management ou des employés. C’est là qu’entre en jeu le self-service, moyen par lequel, les manageurs peuvent accéder instantanément aux informations relatives à leurs employés ; les employés, quant à eux, pouvant mettre à jour leurs données et obtenir des documents automatiquement générés par le système, sans avoir à passer par les RH.

Libérant les équipes RH de l’administratif et leur permettant ainsi de dégager du temps pour se consacrer au qualitatif, l’utilisation de la technologie permet de supporter les équipes et de les aider à se focaliser sur ce que seuls les humains font bien : passer du temps avec d’autres humains. Il ne s’agit donc pas de sortir le personnel des processus, mais de les ramener à réaliser leur potentiel et accomplir ce pour quoi ils sont vraiment bons. De leur permettre de se concentrer sur des activités dans lesquelles leur valeur ajoutée est réelle. Que ce soit en matière de communication, d’écoute, d’observation ou d’échange, c’est-à-dire, au sens large, de relations humaines.

Il y a donc un véritable besoin d’adopter la technologie afin d’exploiter la valeur unique des gens. Plutôt que de déshumaniser le travail, elle doit être utilisée pour retourner à un état de nature, plus originaire et spontané, et non pas d’encombrer le personnel. Cette création de valeur nécessite par conséquent une révision complète du travail RH en lui-même.

Les capacités d’analyse en temps réel, les algorithmes, les métadonnées et la digitalisation des activités permettent d’accélérer et d’améliorer grandement la productivité et la prise de décision. De nombreuses tâches sont transférées aux machines, et cette collaboration hommes-machines permet de focaliser l’énergie et l’activité humaine sur tout ce qui ne peut ou ne doit pas être automatisé.

Le travail de fourmi d’introduction

L’introduction de nouveaux processus, de changement d’objectifs et d’habitudes dans les activités quotidiennes est rarement acceptée spontanément. Les résistances se font souvent sentir lors du développement et de l’implémentation du nouveau système. Pour la simple raison que, de manière générale, les utilisateurs préfèrent accomplir ce qu’ils savent bien faire et suivre les processus qu’ils connaissent.

Cette résistance est d’autant plus présente et forte que les raisons de ce changement manquent de clarté, que les utilisateurs ne perçoivent pas les avantages, ou que ceux-ci ne semblent pas si évidents ou trop hypothétiques. Il est donc vital d’échanger régulièrement avec le management et les équipes affectées afin de communiquer abondamment sur l’intérêt des changements engendrés et l’importance du nouveau système. Ceci, avec l’objectif de comprendre les potentielles raisons de résistances et de faciliter l’adhésion et la mise en œuvre harmonieuse du nouveau système.

Le Vice-Président d’un grand groupe industriel l’explique : « Chez nous, toutes les activités inter-fonctionnelles sont celles qui résistent au digital. Cela est dû à la manière dont la compagnie est organisée. Il n’y a pas vraiment d’incitation à intégrer les diverses fonctions. Les lignes organisationnelles sont si hiérarchisées que même si les individus voient les avantages liés à une collaboration efficace, la plupart des processus intégrés (inter-départements) sont mal accueillis et jamais acceptés. Parfois même par la direction d’une unité particulière. Ça fait partie de l’héritage culturel. »

Un Project Manager d’une grande compagnie internationale affirme : « Performer les activités hors du système permet une plus grande souplesse et plus de flexibilité. Les résultats établis indépendamment peuvent être intégrés dans le système, après coup, de la manière souhaitée et au moment voulu. Alors qu’à partir du moment où les données sont digitalisées, elles deviennent « publiques » au sein de la compagnie et donc contraignantes. »

Un manageur RH de la même compagnie ajoute : « Si un employé doit s’assurer de l’intégrité de sa propre activité et que, tout d’un coup, quelqu’un en dehors de sa ligne de contrôle peut modifier des éléments qui peuvent sous-tendre ce sur quoi il travaille, cela va lui poser problème. »

«Dans notre entreprise, il y a une très forte résistance concernant les autorisations de la plupart des transactions internes. C’est comme dans les années 60, on utilise un gros livre rouge pour les signatures qui se retrouve tous les matins sur notre bureau, prêt à être signé. Alors que tout cela a été automatisé depuis longtemps dans d’autres compagnies. » « Même chose pour les feuilles de temps, qui n’existe toujours pas en ligne et dont l’implémentation est fortement refusée », se lamente un Senior Manager, d’un autre grand groupe.

Autre exemple concernant l’évaluation de la performance des employés d’une grande entreprise internationale. La fonction RH s’est dotée d’un système dernier cri permettant de supporter un processus entièrement automatisé correspondant aux meilleures pratiques du moment (360 feedback, etc.). Jusque-là tout va bien, mais sur papier uniquement. En particulier, lorsque l’on se rend compte que, malgré cette technologie de pointe, le processus n’est absolument pas suivi, et le software pas du tout utilisé, voire laissé à l’abandon. « Les évaluations (pour celles qui sont faites …) se baladent par emails » – se plaint un HR Business Partner concerné. Les raisons (citées ou pas) sont les restrictions et contraintes imposées par le système, les problèmes d’accès, les délais limités, la formalité du processus, ainsi que le caractère immuable de l’évaluation en ligne… Les softwares sont à disposition, mais totalement ignorés. La difficulté n’est donc pas dans l’élaboration de processus automatisés mais dans leur application. Il est très difficile de changer les comportements, d’obtenir que les individus utilisent ces nouveaux outils.

Dans une grande entreprise de conseil en stratégie où tout le système RH a été automatisé, on observe aucune tolérance, aucune souplesse possible. Peu importe la situation des individus, le système est sans pitié. Cet environnement a poussé les employés à déployer des stratégies de « contournement» : de temps à autre, ils ne respectent pas les règles et s’en excusent ensuite. « Ils passent au-dessus du système quand cela leur est nécessaire ; quitte à demander pardon après coup. »

Autre exemple d’une grande compagnie internationale dont la règle d’or est celle du « j’ai tout foiré », où les employés sont vivement encouragés à dire lorsqu’ils ont fait des erreurs, le plus tôt possible et de ne pas le cacher, partant du principe que n’importe qui peut faire des erreurs, que ça arrive à tout le monde. Cela fonctionne très bien d’humain à humain, mais en serait-il de même avec une machine ?

Autre cas où le changement d’un processus RH et l’introduction d’un nouveau système ont forcé les employés à devoir utiliser un second écran. Les réactions ont été immédiates « ah non, pas de deuxième écran » , « on n’en a pas besoin » , « on ne va pas passer notre temps à jongler de l’un à l’autre », « cela fait trop ». Trois semaines plus tard, après s’être familiarisés avec la nouvelle organisation, les avis avaient basculé, ils ne pouvaient plus s’en passer « oui, il faut les garder », « c’est très utile », « c’est plus facile et pratique ».

Résister en vain ?

Au regard de ces exemples, la fonction RH semble archaïque par rapport aux autres fonctions ; et ce, pour la simple raison qu’elle interfère avec l’humain. Elle n’est pas (encore ?) opérée par des robots, elle est faite par des gens qui, toute la journée, font face à de l’émotionnel, de l’irrationnel et de l’humain. C’est pour cela qu’elle est intéressante. Cela parait dépassé, mais c’est là où on en est.

Pour les RH, la digitalisation est donc plus compliquée que pour les autres fonctions. En finance, monde très rationnel, l’apport de la digitalisation est évident et ne crée pas trop de résistance. Dans les RH, c’est différent, il faut savoir trouver les « soft points », les points sensibles de l’entreprise. Un moyen de contourner cette résistance est donc de s’assurer que l’on ne touche pas aux fondamentaux ; et que, par exemple, ces activités sont protégées et leur intégrité garantie.

Les justifications expliquant la sous-utilisation et le manque d’implémentation de ces nouveaux systèmes ? Officiellement, la non-nécessité. Ce type de résistance s’exprime souvent par un manque d’intérêt, « ça marche très bien, pourquoi changer », « ça n’est pas si important », « c’est du superflu », ainsi que par l’aspect chronophage du changement « cela prend trop de temps », « ça n’en vaut pas la peine », « ça demande trop d’efforts pour pas grand-chose », etc. Cependant, les véritables raisons (justifiée ou pas) sont souvent autres et relèvent généralement de : 

  • la peur de perdre le contrôle: « on ne maîtrise ce qui se passe » , « trop de risques associés à la sécurité des données »
  • le sentiment de perte de flexibilité ainsi que le caractère contraignant des règles du système : « on ne peut pas changer, corriger, refaire… en fonction des besoins, des cas spécifiques »
  • la peur de perte de pouvoir associée au partage des informations accessible par « tous » 
  • la transparence « totale » alors que« si ce n’est pas enregistré en ligne, ça n’existe pas »
  • la nécessite de fournir un effort initial supplémentaire « sans aucune incitation à le faire »
  • l’inadéquation ou le manque de communication, de clarifications
  • la simple résistance au changement qui pousse les gens loin de ce qu’ils savent

Mais résister au digital ne fait aucun sens. Ce n’est d’ailleurs pas possible car c’est un phénomène totalement irréversible. L’introduction du digital en RH doit donc se faire de manière responsable, sans perdre de vue la mission première de la fonction qui est de gérer les gens et de le faire de manière humaine. Il est donc nécessaire de s’assurer que lors de ce changement, l’humain reste au cœur de la nouvelle organisation. Une digitalisation intelligente est possible à condition de conserver l’individu au centre de l’entreprise et de garder une place pour son intervention au sein du système.

On peut donc considérer que cela est possible dans un environnement idéal ; dans l’entreprise « modèle », celle qui applique avec diligence des processus optimisés et bien-pensés, qui les conçoit comme de véritables outils d’efficacité et de productivité et qui les implémente de manière enthousiaste et rigoureuse. Pour ce type d’entreprise, l’intégration de systèmes technologiques lui rend des services extrêmement utiles et de très haute qualité. Pour l’entreprise « modèle » embrasser la digitalisation n’apporterait que des bénéfices.

En revanche, dans une entreprise que l’on peut qualifier de « récalcitrante », celle qui accepte difficilement de suivre des processus, qui les appréhende comme des contraintes inutiles, et les perçoit comme de la rigueur excessive, incorporer pleinement la technologie se révèlerait être absolument infructueux et totalement contre-productif. Pour la simple raison qu’au moment de l’implémentation, de profondes résistances se feraient sentir, générant de nombreuses frustrations et problèmes. Dans ce cas, il serait plus judicieux de partiellement y renoncer.

Pour conclure, on peut dire que, soit la culture de l’entreprise est capable d’absorber cette digitalisation, de l’assimiler, de l’utiliser comme un outil d’excellence opérationnelle et ainsi d’en faire un un véritable succès ; soit la culture est indisciplinée, désinvolte et n’est pas prête à l’intégrer, et à ce moment-là, l’acte de sagesse est de limiter son implémentation à l’essentiel.

Caroline Turetta