Depuis le bouleversement apporté, à la fin du XIXème siècle et le début du XXème, par l’accès du grand public à l’électricité, aucune autre révolution de même nature n’a eu lieu jusqu’à la mise à disposition commerciale d’Internet, au milieu des années 90, et donc l’entrée de nos civilisations dans le monde numérique.

D’abord, des faits : même si certaines données chiffrées actuelles seront rapidement caduques, elles décrivent aisément la vitesse de diffusion d’internet à la fois en termes d’accession et d’usage. A l’automne 1997, moins de 1 % des foyers vivant sur le territoire français sont connectés à Internet. Cette proportion passe à 4,7 % en 1999, 27,4 % en 2003, 35,5 % en 2005. Dix ans plus tard, en septembre-octobre 2015, 85 % des ménages y ont accès. Et au-delà de l’accès au réseau, sa pratique est devenue massive : 45 millions de français se connectent à Internet au moins une fois par mois, tout écran.

Internet ne s’est pas construit en un jour

La conception d’Internet n’est pas récente. Il a fallu du temps entre l’apparition du socle technologique – Ray Tomlinson, décédé en mars 2016, a inventé l’e-mail en 1971 – et la mise en œuvre de services adaptés au public. Par comparaison, on a su transporter du son via les ondes hertziennes dès les années 1890, alors que la radio, en tant que média, n’existera qu’à partir de 1922-1923. Le transfert d’une image mobile par ces mêmes ondes date des années 30, le média télévision étant officiellement créé en France en 1949.

Internet n’échappe pas à cette règle. Son point de départ est la crise des missiles de Cuba, en octobre 1962, en pleine guerre froide entre Etats-Unis et URSS. Elle révèle au président Kennedy la faiblesse d’un système centralisé. En 1964 apparaît l’idée de réseau décentralisé, moins vulnérable. Une première ébauche est conçue en 1969, dénommé Arpanet (Advanced Research Projects Agency) ; elle relie les universités de Stanford, UCLA, Santa Barbara et Utah. Le courrier électronique existe dès 1971. Les bases techniques des protocoles TCP et TCP/IP datent des années 70. Dans cette même décennie naissent Microsoft (1975) et Apple (1976).

En 1983, Arpanet est scindé en Milnet, intégré au réseau militaire américain, et un nouvel Arpanet universitaire, renommé Internet en 1986. 1990 voit l’émergence du protocole http et du langage html, du concept de www. Les créations des futurs acteurs majeurs se multiplient : Yahoo! et Amazon en 1994, Google en 1998, FaceBook en 2004, Twitter en 2006.

Fin des années 2000, les voies menant au monde digital se sont diversifiées : à l’historique micro-ordinateur se sont ajoutés les nouveaux écrans : smartphone depuis 2007, tablette depuis 2010, favorisant la mobilité. L’individu devient ATAWAD : Any Time, Any Where, Any Device. En 2015, le ménage français moyen dispose de 6,4 écrans.

Les mutations dues au numérique

Le monde digital a créé de nouveaux contextes, à de très nombreux titres. La raison majeure est la convergence numérique. Un exemple : la fin du modèle historique associant un contenu à un seul objet permettant d’y accéder (photo et album, radio et transistor, télévision et téléviseur, film et projecteur, CD et lecteur, etc) par la mise sous le même format numérique de sons, d’images fixes (photos) ou mobiles (films, video), de fichiers de textes ou de données. Illustrons quelques transformations de notre société.

Le rapport au travail

Notre relation avec le travail a longtemps été marquée par trois unités : l’unité de lieu (pour les actifs à poste stable), l’unité de temps, et l’unité de commandement. En ce qui concerne le lieu, la connexion digitale a favorisé les collaborations plus élargies et la coopération en espaces virtuels, au détriment du sens de la délibération en proximité physique. Pour le temps, sont apparus le travail nomade ou à distance, parfois synonyme d’efficacité, mais en contrepartie un affaiblissement des concepts de « temps de travail » et de « journée de travail », une confusion grandissante entre espace privé et espace professionnel, avec ses conséquences possibles sur la dimension affective, familiale et sur le droit du travail. La valeur hiérarchique de l’unité de commandement laisse la place au travail collaboratif, au groupe informel, à l’entreprise libérée, avec aussi, parfois, la création d’une illusion d’activité, d’une fausse co-responsabilité et l’ouverture de « parachutes ».

Le rapport au temps

Le numérique et internet ont raccourci le temps, qui s’est accéléré. Nous vivons de plus en plus dans le monde de l’immédiateté, du temps réel. Cela n’est pas nouveau, puisque le 16 janvier 1935, dans un discours sur l’intelligence prononcé au Collège de France, Paul Valéry déclarait : « … Et, grande innovation, nous ne supportons plus d’attendre, nous ne supportons plus la durée … ». Néanmoins, l’ampleur de la perception de ce phénomène caractérise notre époque. Plus de 8 français sur 10 trouvent que « le temps s’accélère », et « qu’on ne prend plus le temps de faire les choses ». Avec un humour involontaire, 80 % des personnes estiment que le numérique leur permet de « gagner du temps », temps libéré qu’elles utilisent en grande partie pour retourner sur Internet, notamment vers des contenus de type médias. Le marketing est à l’évidence touché par ce temps réel, comme le prouve la lecture du remarquable numéro d’octobre-décembre 2013 de la revue Décisions Marketing.

L’impact sur les médias

Le digital a eu un effet sur l’offre ou la consommation des médias. Si Internet est digital de façon native, les médias pré-existant comme la télévision sont analogiques depuis leur création. Le passage de la télévision au signal numérique, d’abord en diffusion par câble et satellite à la fin des années 90, puis par la TNT en mars 2005 – et l’extinction de l’analogique en novembre 2011, programmé dans la loi du 5 mars 2007 – a entraîné un accroissement sensible du nombre de chaînes gratuites et payantes, et des possibilités nouvelles de voir des émissions puisque la télévision de rattrapage – la Catch Up ou le Replay – s’est ajoutée au traditionnel mode de vision en live. Ceci, et l’apparition des autres écrans, ordinateur, smartphone, tablette, a considérablement modifié nos comportements d’auditeur et téléspectateur. L’affichage est devenu numérique, la presse également, et les web-TV et web-radios font également partie de l’offre.

La sociabilité

Le fameux « bouche à oreilles » des cours d’école, en petit comité, s’est élargi aux clans ou aux tribus à la fin des années 90, grâce aux messageries électroniques. Les réseaux sociaux ont largement pris le relais. En France, plus de 3  internautes sur 4 sont inscrits à un réseau social ou plus, avec des motivations multiples : raisons relationnelles, afin de rester en contact avec des proches ou partager passions, commentaires, événements et centres d’intérêt, par mimétisme aussi, et par curiosité. La pratique est assidue, et tout réseau confondu, 7 inscrits sur 10 s’y rendent au moins une fois par jour. Contrepartie : les traces – les data – qu’ils y laissent. Les réseaux ont aussi modifié les modes de communication des marques, obligées de suivre cette nouvelle forme de lien et de partage.

Une question à propos des réseaux : nous y créons une image numérique de nous, forcément différente de notre réalité, et même autant d’images que de réseaux auxquels nous participons : la représentation de nous que nous construisons n’est pas la même sur un réseau « d’amis » ou professionnel. Et peut-on vivre dans l’harmonie en gérant des images différentes ? Nous entrons dans la société icodynamique décrite par Saadi Lahlou, professeur de psychologie sociale à la London School of Economics.

La consommation

L’individu-consommateur que nous sommes tous a muté, au moins sur deux comportements : l’acte d’achat, le magasin et la recherche d’information.

Pour l’achat, le e-commerce et ses acteurs font désormais partie de notre réalité. Au printemps 2015, il y avait en France 35 millions de cyberacheteurs. En octobre 2015, avant les attentats de Paris, près de 9 internautes sur 10 avaient l’intention d’utiliser internet pour préparer les fêtes de fin d’année, 30 millions de personnes achetant leurs cadeaux de Noël en ligne, profitant de différentiels de prix et des services de livraison.

Certes, contrairement à ce que prédisaient certains oracles vers 2005 opposant magasin et e-commerce, le premier n’a pas disparu. Les points de vente ont néanmoins évolué, sont devenus connectés, passant du rôle unique de lieu d’achat au statut de centre d’exposition, de contact avec le produit, de showroom. Ils ont assimilé le fait que le numérique est omniprésent dans notre quotidien et a transformé notre façon d’acheter, intégré les nouvelles attentes et nouveaux comportements : plus de 8 consommateurs sur 10 vont chercher de l‘information sur Internet avant leur sortie en magasin. Désormais, le magasin se place dans la continuité du digital et ce dernier ajoute des dimensions supplémentaires au monde réel.

Internet a enrichi les atouts du consommateur. La recherche marketing étudie la notion d’empowerment, qui peut être traduit par libération ou émancipation, concept ancien, né dans le contexte « féministe » du début du XXème siècle puis des années 1968, les femmes voulant se libérer des diverses contraintes d’une société alors à dominante androcentrique. L’empowerment a également été cité dans le contexte politique de la fin de la période coloniale.

Le marketing de la consommation étudie l’influence du canal Internet dans le processus de décision et de choix de l’individu, les modes d’acquisition des compétences et des services nécessaires à la bonne décision, comme les comparateurs de prix ou les partages d’expériences-clients via les réseaux sociaux, et le degré d’autonomie dans la prise de décision. Un consommateur libéré – en partie – de la relation marchande et responsable de son choix est-il plus satisfait ? Internet ne permettrait-il pas au consommateur de se rapprocher – enfin ! – du comportement rationnel introduit par John von Neumann et Oskar Morgenstern en 1947 ?

Plus généralement, au-delà de la dimension « consommation » de l’individu, Internet a eu un impact majeur sur l’implication, l’échange entre pairs, la désintermédiation et l’accès aux connaissances, même si la hiérarchie et la vraisemblance de ces dernières est parfois floue.

Les données massives

Une caractéristique majeure du monde digital est sa capacité à créer des données. Les données massives – les « big data » – sont inhérentes au numérique. Nos comportements sont suivis, mémorisés, stockés et, bien sûr, exploités, ce qui ouvre une nouvelle ère. Un exemple ? Là où les médias traditionnels aidaient à la communication de masse, avec une unité de contenu du message, la communication digitale, grâce aux données collectées, a créé l’adressage ciblé, optimisé, adapté aux attentes des individus. Ce type de lien publicitaire repose sur l’adage « dis-moi ce que tu fais, je te dirai (à peu près) qui tu es et ce que tu veux », basé sur une analyse prédictive des centres d’intérêts de l’internaute, fussent-ils éphémères. Comme l’écrit Jacques Lendrevie : « Internet va réussir la quadrature du cercle : devenir un média de masse individualisé ».

Accessoirement, ces données fournissent un réel élan à la recherche scientifique en modèles et algorithmes d’analyse et de prédiction, en capacités de stockage ou de traitement informatique, et en méthodes de cryptage ou de chiffrement. Par ailleurs, ces data méritent une attention toute particulière lorsqu’elles sont à caractère personnel ou sensible, et la mathématisation croissante liée au digital doit être accompagnée sur les plans juridique, législatif, réglementaire et déontologique afin que la vie privée soit protégée du mieux possible, et limiter les inévitables failles de confidentialité.

L’avenir : objets connectés et robots ?

L’existence d’un cadre protecteur et évolutif est d’autant plus importante que demain sera encore plus numérique. Le temps des objets connectés – « l’internet des objets » – arrive, et devient notre réalité. Il est souvent question de 50 à 80 milliards d’objets connectés grand public en 2020. Lentement, ces objets intègrent des systèmes automatiques, des robots, capables d’apprentissage et de connexion aux systèmes d’information externes. Les progrès de l’intelligence artificielle permettront à ces robots de recueillir des données par tous leurs capteurs, de les interpréter et ainsi prendre une décision, et de la mettre en œuvre. Le temps des robots est ainsi la phase suivante de la révolution numérique d’aujourd’hui, et s’adapter à celle-ci augmentera les chances de comprendre la prochaine.

Philippe Tassi