A la croisée des chemins : la stagnation séculaire est-elle l’avenir des Etats-Unis ?

Nicolas Doisy, Economiste

Comme mis en évidence par Reinhart et Rogoff dans leur étude fondatrice de 20091, les crises financières sont généralement suivies d’un fort et/ou durable ralentissement de la croissance, comme dans trois cas récents et bien connus : Japon en 1991, Mexique en 1994 et Thaïlande en 1997. Seuls le Mexique et la Thaïlande ont retrouvé finalement des taux de croissance raisonnables, dans les deux cas via une reprise de l’inflation – grâce à une dévaluation, entre autres raisons -. Le Japon s’est, lui, retrouvé pris dans une longue déflation par défaut de nettoyage des bilans bancaires et de relance cyclique adaptés. La question est donc : les Etats-Unis suivront-ils le sentier japonais ou le chemin mexicain et thaïlandais ?

« Secular stagnation » : lorsque qu’une crise financière transforme une récession cyclique en un ralentissement séculaire

Cinq ans après la fin officielle de la Grande récession (intervenue suite à l’éclatement de la double bulle technologique de la fin des années 1990 et immobilière de la fin des années 2000), les Etats-Unis (et le reste du monde avec) ne cessent de scruter le retour d’un régime économique « normal », sans, pour autant, le voir poindre à l’horizon. Cette quête reste insatisfaite car, malgré les nombreuses interventions de la puissance publique dans l’économie depuis cinq ans, la croissance reste inférieure à sa tendance pré-Lehman et la reprise tarde toujours à amener la normalisation du marché du travail qui rétablirait les niveaux d’emploi connus pendant le régime de la Grande Modération.

De fait, si le chômage a franchement diminué, pour atteindre des niveaux que beaucoup jugeraient « normaux » au regard des trente dernières années, le taux d’emploi de la population en âge de travailler reste historiquement faible (aux alentours de 58-59 %, contre un niveau « normal » de l’ordre de 62-63 %2). De même, à 62+ % au lieu de 66+ %, le taux de participation (qui dénombre la part de celles et ceux en âge de travailler qui souhaitent effectivement travailler et occupent donc un emploi ou en cherchent un) indique un niveau de « sous-emploi » significatif au regard des performances enregistrées au cours des trente dernières années, lorsque la maîtrise de l’inflation a conduit à la Grande Modération.

La persistance de cet équilibre de sous-emploi, typique des trappes à liquidité déjà décrites par John Maynard Keynes dans sa « Théorie générale » en 1936, soulève immanquablement la question de son inéluctabilité et, plus précisément, celle des voies et moyens d’en sortir. Ce débat fait rage tout autant dans les cercles académiques que parmi les praticiens de l’économie, et au sein du FOMC en particulier (le comité de politique monétaire de la Fed). C’est ainsi la question mise en avant par Larry Summers, économiste réputé dans les milieux académiques et gouvernementaux, dans ses écrits sur la « secular stagnation », un concept mis en évidence durant les années 1930 par l’économiste Alvin Hansen.

La « stagnation séculaire » fait la part belle aux théories keynésiennes traditionnelles en ce qu’elle impute le ralentissement durable de l’économie à l’atonie de la demande agrégée suite à une crise financière. Elle revient à imputer l’absence de reprise soutenue (et surtout créatrice d’emplois) à l’absence de politique de stimulation de la demande agrégée. Par cette politique, la puissance publique se substitue au secteur privé défaillant pour investir et consommer, se faisant ainsi « spender of last resort » (ou « dépenseur de dernier ressort »). Cette approche typiquement keynésienne est celle suivie par la Réserve fédérale de Ben Bernanke et Janet Yellen depuis l’épisode Lehman.

Pour autant, pour continuer de suivre Larry Summers dans son travail de synthèse, des phénomènes d’offre sont également à l’œuvre, qui compliquent l’analyse tout autant qu’ils l’enrichissent. Ils compliquent l’analyse car ils résultent de la lente transformation de phénomènes cycliques en mécanismes structurels. Ils brouillent ce qui relève des politiques de demande (appelées à gérer les chocs cycliques) et des politiques de l’offre (qui ont pour vocation de réduire les obstacles structurels à la croissance dans le long terme). Ils l’enrichissent car ils permettent, cependant, de sortir de la dichotomie étanche, ancienne et stérile entre Keynésiens et néo-classiques.

Le lien entre récession cyclique et ralentissement structurel se trouve donc dans le concept d’hystérèse qui est un processus par lequel un phénomène transitoire devient permanent. Ce concept a été mis en évidence durant les années 1980 par un groupe d’économistes américains (dont Larry Summers et Olivier Blanchard) durant leur tentative de formulation de la synthèse néo-keynésienne. Leur but était d’expliquer comment l’Europe pouvait s’enliser dans un chômage élevé et une croissance faible suite à un choc cyclique, alors même que les Etats-Unis retrouvaient rapidement un bien plus grand dynamisme économique. Larry Summers semble donc penser que l’Amérique d’aujourd’hui s’européaniserait …

Retour vers le futur : le modèle américain de la fin du XXème siècle reposait sur l’endettement plus que l’innovation

Un retour sur les moteurs de la croissance américaine durant la Grande Modération s’impose pour mieux mettre en perspective le phénomène d’hystérèse et évaluer la mesure dans laquelle une récession apparemment cyclique (la Grande Récession) peut avoir des effets de long terme même aux Etats-Unis. En termes plus directs et techniques à la fois, la question est de savoir si (et dans quelle mesure dans le cas d’une réponse positive) le potentiel de croissance de l’économie américaine a été réduit par la crise financière. A première vue, la réponse est positive, ne serait-ce que sur la base des flux anémiques de nouveaux crédits bancaires à l’économie réelle et, en particulier, aux ménages.

L’analyse des flux de crédit bancaire aux ménages depuis le début des années 1980 se révèle très prometteuse en ce sens qu’elle montre deux vagues d’endettement des ménages américains qui ont eu pour effet d’augmenter significativement leur niveau de levier. La première prend place du début/milieu à la fin des années 1980 ; la seconde commence à la fin des années 1990 et prend fin avec les années 2000 (plus précisément, en 2008 avec l’épisode Lehman). Ces deux vagues d’endettement des ménages se sont traduites par un surplus de pouvoir d’achat des ménages qui est venu pallier (si ce n’est masquer) l’absence de croissance des salaires réels sur ces trente années.

Dans les deux cas, elles résultent de modifications de la réglementation sur l’endettement (essentiellement immobilier) des ménages dans un sens favorable à l’accroissement de leur niveau de levier, directement pour la première et indirectement pour la seconde (notamment en permettant la titrisation). La première réforme résulte de l’adoption par le Congrès (à l’initiative du Président Reagan) du principe du mortgage lending (endettement hypothécaire) avec le Garn-Saint Germain Act de 19823 ; la seconde réforme consiste en l’abolition des derniers éléments du Glass Steagall Act de 1935 séparant les activités de banque de détail de celles de banque d’investissement.

Même si les ménages américains se sont assez largement désendettés au cours des années récentes, le flux de nouveau crédit aux particuliers reste aujourd’hui très en deçà des volumes atteints auparavant, y compris durant les périodes de vaches maigres comme durant la première moitié des années 1990. Il s’agit là typiquement d’un phénomène de rationnement de l’offre autant que d’insuffisance de la demande : les stocks de prêts (potentiellement ou effectivement) défaillants conservés par les banques (mais aussi cédés à la Fed ainsi qu’à Freddie Mac et Fannie Mae) continuent de maintenir un risque de défaut moyen élevé, tandis que la faible croissance des salaires restreint la demande de crédit.

Au total, cette analyse du rôle du crédit immobilier aux ménages dans la croissance américaine au cours des trente dernières années indique deux phénomènes critiques pour la compréhension des perspectives de croissance à l’avenir. En effet, il a, sans doute véritablement possible, contribué à biaiser à la hausse les estimations de croissance potentielle (i.e. de long terme) en gonflant la contribution (directe et indirecte) de l’investissement (notamment résidentiel des ménages). A l’inverse, dans un contexte de croissance des salaires réels aussi anémique aujourd’hui qu’hier, l’absence de flux suffisants de nouveau crédit immobilier aux ménages éteint de facto un moteur de croissance.

A cet égard, cette analyse indique un régime de croissance américain par la marge extensive plus que la marge intensive4 : en effet, les cycles immobiliers n’ont pas ou peu généré de gains de productivité mais plutôt gonflé l’activité par un phénomène d’accumulation de facteurs de production, un peu à l’image des régimes de croissance asiatiques5. Cette conclusion est indirectement confortée par les analyses de Robert Gordon sur les sources de la croissance américaine sur longue période, en particulier le rôle de l’innovation technologique des années 1950 à nos jours6. La principale conclusion en est que l’essentiel des gains technologiques liés à l’informatisation ont pris place dans les années 1960-70, et peu par la suite.

Le nouveau « meilleur des mondes » américain : le retour d’une croissance soutenue à long terme dépend des politiques cycliques

Alors qu’ils sont généralement associés à l’Europe, les phénomènes d’hystérèse évoqués plus haut s’appliquent aujourd’hui aux Etats-Unis pour des raisons bien différentes : si l’hystérèse européenne trouve sa source dans les mesures réglementaires qui ont rigidifié le fonctionnement des marchés (du travail en particulier), la dualisation actuelle du marché du travail américain trouve sa source ailleurs. De fait, elle résulte d’une déformation profonde du partage de la valeur ajoutée au détriment du travail et en faveur du capital que l’on n’observe que lors de la précédente stagnation séculaire américaine documentée : celle couvrant la fin des années 1950 et la première moitié des années 19607.

De fait, dans les deux cas de figure, le surendettement des ménages de même que le rationnement associé du crédit bancaire aux ménages ont pour effet de ralentir la croissance de la demande agrégée et générer des surcapacités de production. Cette combinaison a conduit à une inflation de la part des profits en raison de la modération salariale imposée par les entreprises de façon à assurer des taux de marge à même de garantir une profitabilité suffisante du stock de capital installé (utilisé ou non). En termes simples, la compression des salaires a pour objectif d’assurer la rémunération des surcapacités installées et génère ipso facto une insuffisance de demande des ménages adressée aux entreprises.

Le rationnement du crédit bancaire aux ménages se poursuit en raison de la présence durable de prêts (effectivement ou potentiellement) défaillants ainsi qu’évoqué précédemment. Ce fait même indique que la mesure la plus efficace pour contrer le risque d’une stagnation séculaire eût été de procéder à une réduction généralisée de la dette des ménages, à l’image de la politique suivie par l’Allemagne à la fin des années 19908. Cette voie a été essayée sans succès par le président Obama en janvier 2009, en raison de l’opposition des républicains. En conséquence, le choix implicitement fait est celui du rétablissement de la soutenabilité des dettes privées et publiques via l’inflation, puisque le défaut n’est pas une option.

Relever l’inflation se trouverait présenterait donc le double bénéfice de réduire deux principaux obstacles à la reprise d’une croissance soutenue via une reprise du de la demande agrégée : (i) relancer le pouvoir d’achat des ménages (via un redémarrage de l’inflation salariale et de l’emploi) et (ii) permettre l’octroi de nouveaux crédits aux ménages (via la poursuite du rétablissement des bilans bancaires par érosion des stocks de prêts défaillants). C’est la raison de la fixation de Janet Yellen (et des colombes du FOMC) sur une stratégie de relance keynésienne qui, à l’image de la relance reflationniste de Lyndon Johnson en 1965-709, rééquilibrerait les parts du travail et du capital et autoriserait le retour d’un régime « normal ».

L’opposition des faucons du FOMC à cette stratégie a(ura) pour effet de renforcer encore les phénomènes d’hystérèse à l’œuvre dans l’économie américaine sous prétexte d’une orthodoxie monétaire dont la validité intellectuelle est plus que douteuse à ce jour, même en tenant compte des risques posés sur la stabilité financière. En termes plus clairs, le risque est aujourd’hui grand que les faucons s’opposent encore assez longtemps et vigoureusement à une remontée de l’inflation certes transitoire mais nettement au-dessus de la cible officielle de 2 % : le maintien durable de ce biais aura pour conséquence parfaitement logique d’européaniser encore le régime de croissance américain.

Aussi, compte tenu de la flexibilité de l’offre, les perspectives de croissance de l’économie américaine dépendent donc essentiellement de la capacité des autorités à réduire les phénomènes d’hystérèse, i.e. à empêcher que la persistance de phénomènes cycliques n’abaisse encore le potentiel de croissance en prenant la forme d’effets de long terme, donc structurels. En effet, entre 1,3 % et 2,2 % par an selon les scénarios (avec une valeur centrale que nous estimons à 1,9 %), il se situe déjà nettement en deçà des niveaux atteints dans le passé (2,7 % en 1995-2007)10. De ce point de vue, la partie semble déjà plus perdue que gagnée, ainsi qu’en témoignent, entre autres, l’augmentation du chômage structurel de l’ordre de 1 à 2 points de pourcentage et la persistance du chômage de longue durée.

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Force est de constater que les Etats-Unis sont plus en voie de s’inscrire dans un régime de faible croissance à l’européenne dans le passé que de rétablir le « rêve américain », par défaut d’audace de la Fed et du Congrès. A cet égard, la lenteur d’évolution des dogmes macroéconomiques augure mal d’une inflexion proche des mentalités qui permettrait de fixer de nouveaux paradigmes de politique économique (par exemple, une cible d’inflation à 4 % comme le proposait Olivier Blanchard en 2010). Dans cette évolution inéluctable vers une Amérique européanisée, la croissance des revenus restera plus faible que celle de la population (par manque d’innovation) et les conflits de répartition se multiplieront.

1 « Growth in a time of debt »

2 Les taux que l’on peut juger normaux sont les moyennes observées durant la Grande Modération qui couvre la période courant de la fin des années 1980, lorsque l’inflation se montre enfin maîtrisée après le choc infligé par Paul Volcker en 1979-80, jusqu’en 2007, avec le début de la Grande Récession.

3 Le bien immobilier acquis sert de garantie du principal de l’emprunt contracté, lequel peut donc être augmenté à raison des perspectives de croissance des prix immobiliers, soit à l’acquisition soit par la suite (re-mortgaging).

4 Lorsque la croissance se fait par la marge extensive, la croissance provient essentiellement de la production réalisée par de nouveaux facteurs mis en place (investissement en capital) ou mobilisés (embauche de travailleurs) : elle résulte donc avant tout d’une plus grande quantité de moyens de production, pas tant d’une plus grande efficacité de ces derniers (ce qui se traduit par l’absence de gains de productivité) ; dans ses versions archétypales, ce sont les régimes de croissance soviétique et asiatique jusque dans les années 1980-90. Lorsque la croissance se fait par la marge intensive, la richesse supplémentaire est créée à quantité constante de facteurs installés (capital) ou mobilisés (travail) : elle résulte donc de gains de productivité (innovation technologique ou amélioration des méthodes de gestion) ; c’est le régime de croissance observé durant les révolutions industrielles ainsi que dans le monde développé durant les années d’après-guerre (1950-60), dans les deux cas des périodes de forte innovation technologique et de formation de la main d’œuvre. Pour des présentations analytiques abouties accompagnées d’illustrations empiriques et historiques, voir les deux références des deux prochaines notes de bas de page.

5 Voir à ce sujet Paul Krugman « The myth of Asia’s miracle » (1994).

6 Voir à ce sujet Robert Gordon “Is US economic growth over? Faltering innovation confronts the six headwinds” (2012).

7 Les mêmes phénomènes se sont observé durant la Grande Dépression des années 1930 mais ne sont pas aussi bien documentés, d’où la référence aux années 1960 qui, au surplus, ressemblent plus à la situation actuelle.

8 En effet, suite à la bulle de la réunification, les ménages allemands ont connu un épisode de surendettement qui a été astucieusement réduit au moyen d’une réforme de la procédure de faillite personnelle des ménages facilitant l’imposition d’un rééchelonnement/d’une réduction de principal par le juge des faillites et, donc, des pertes associées sur les bilans des banques (dans la mesure où il s’agit d’une décision de justice et non gouvernementale).

9 En 1965 (et en vue de gagner la guerre du Vietnam pour remporter l’élection présidentielle de 1968), le président Lyndon Johnson accroît les dépenses de défense en les finançant par l’emprunt, forçant ainsi la Fed à injecter des liquidités pour compenser la réduction du volume de fonds prêtables sur les marchés de capitaux. Il force ainsi un financement monétaire d’une relance budgétaire (de fait) qui a pour effet de porter l’inflation de 1 % en moyenne en 1960-65 à 6 % à partir de 1971-72. Cette reflation est la stratégie idéale (à la guerre près, sans aucun doute) souhaitée par Janet Yellen.

10 Voir Nicolas Doisy et Roger Vicquéry, Amundi, Cross Asset Investment Strategy, Septembre 2014